mercredi 20 septembre 2017

La survie de la Syrie porte un coup aux djihadistes



Malgré les efforts déployés par Israël et ses alliés pour sauver le projet de « changement de régime » en Syrie, la défaite imminente des djihadistes soutenus par l’Occident est un tournant pour le Moyen-Orient moderne, analyse l’ex-diplomate britannique Alastair Crooke.
Le fait d’exister encore est une victoire pour la Syrie – toujours debout, en quelque sorte – malgré les ruines dues à ce qu’elle a subi. Cette victoire marque effectivement l’échec de la Doctrine Bush pour le Moyen-Orient (le « Nouveau Moyen Orient »). Cela signale le début de la fin, non seulement pour le projet politique de « changement de régime », mais aussi pour le projet jihadiste sunnite, qui a été utilisé comme outil coercitif pour créer ce « Nouveau Moyen-Orient ».
Il n’y a pas que la région qui ait atteint un point d’inflexion géopolitique, mais aussi l’islam sunnite. L’islam d’inspiration wahhabite a connu un revers majeur. Il est maintenant largement discrédité parmi les sunnites et haï par tout le monde.

Pour être clair, voici comment étaient liés les deux projets :
À la suite de la première guerre du Golfe (1990-1991), le général Wesley Clark, ancien commandant suprême allié de l’OTAN pour l’Europe, s’est souvenu :
En 1991, Paul Wolfowitz était sous-secrétaire à la stratégie de défense… Et j’étais passé le voir (…)
Et j’ai dit : « Monsieur le Secrétaire, vous devez être très content de la performance des troupes qui ont participé à Desert Storm. »
Et il a répondu : « Ouais, mais pas vraiment, parce qu’en vérité nous aurions du nous débarrasser de Saddam Hussein, et nous ne l’avons pas fait (…) Mais nous avons appris une chose, c’est que nous pouvons utiliser notre armée dans la région, au Moyen-Orient, et les Soviétiques ne nous arrêteront pas. Et nous avons environ 5 à 10 ans pour nettoyer ces anciens régimes clients soviétiques – Syrie, Iran, Irak – avant que la prochaine grande superpuissance n’émerge et nous défie. »
La pensée de Wolfowitz a ensuite été examinée plus profondément par David Wurmser dans son document de 1996 intitulé Coping with Crumbling States [Gérer les États faillis] (à la suite de sa contribution à l’infâme document stratégique intitulé Clean Break, rédigé par Richard Pearle pour Bibi Netanyahou plus tôt dans la même année). L’objectif ici pour ces deux documents déclencheurs était de contester directement la pensée « isolationniste » de Pat Buchanan (qui réapparait en partie dans les mouvements New Right et Alt-Right aux États-Unis).
L’écrivain libertaire Daniel Sanchez notait : « Wurmser a caractérisé les changements de régime en Irak et en Syrie (deux pays sous régimes baathistes) de moyen « d’accélérer l’effondrement dans le chaos » du nationalisme laïque-arabe en général et du baathisme en particulier. Il a affirmé que ‘le phénomène du baathisme’ était, dès le début, ‘l’agent d’une politique étrangère, à savoir soviétique’ (…) et a donc conseillé à l’Occident d’achever’ cet adversaire anachronique – et d’amener la victoire américaine dans la Guerre froide à son point culminant. Le baathisme devrait être supplanté par ce qu’il appelait ‘l’option hachémite’. Après leur effondrement dans le chaos, l’Irak et la Syrie redeviendraient des possessions hachémites. Les deux seraient dominés par la maison royale de Jordanie qui, à son tour, serait dominée par les États-Unis et Israël. »
Influencer Washington
Ce mémo de Wurmser, Coping with Crumbling States, avec celui de Clean Break, auront un impact majeur sur la pensée washingtonienne au cours de l’administration George W. Bush (dans laquelle David Wurmser a également servi). Ce qui a suscité cette haine profonde des néoconservateurs envers les États nationalistes laïques-arabes n’était pas seulement qu’ils étaient, du point de vue néocon, des reliques en ruine de la « diabolique » URSS, mais, qu’à partir de 1953, la Russie s’est rangée du coté des États nationalistes laïques dans tous leurs conflits avec Israël. C’était quelque chose que les néocons ne pouvaient ni tolérer, ni pardonner.
Clean Break, comme le projet datant de 1997, Project for a New American Century, repose exclusivement sur l’objectif de politique américaine de sécuriser Israël. Wurmser insiste pour que la démolition du baathisme soit la priorité absolue dans la région. Il ajoute : « Pas de quartier contre le nationalisme séculier-arabe », ajoute-t-il, « même si cela doit lâcher la marée du fondamentalisme islamique ».
En fait, l’Amérique ne s’intéressait pas à contrer le fondamentalisme islamique. Les États-Unis l’utilisaient généreusement : ils avaient déjà envoyé des insurgés islamistes armés en Afghanistan en 1979, précisément pour « induire » une invasion soviétique (et qui eut effectivement lieu).
Beaucoup plus tard, lorsqu’on lui a demandé si, compte tenu du terrorisme qui s’est produit ultérieurement, il regrettait d’avoir lancé l’extrémisme islamique de cette façon, le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbig Brzezinski, a répondu :
« Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Cela a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en deux mots : ‘Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam’ . »
Les radicaux sunnites bien entrainés ont alors été utilisés par les États occidentaux pour contrer le nassérisme, le baathisme, l’URSS, l’influence iranienne et, plus tard, tenter de renverser le président Bachar al-Assad en Syrie. Un ancien fonctionnaire de la CIA, en 1999, a décrit la pensée de l’époque ainsi  :
« En Occident, les mots fondamentalisme islamique évoquent des images d’hommes barbus portant turbans et de femmes couvertes de voiles noirs. Et certains mouvements islamistes contiennent effectivement des éléments réactionnaires et violents. Mais nous ne devons pas laisser les stéréotypes nous aveugler sur le fait qu’il existe également des forces de modernisation puissantes au sein de ces mouvements. L’Islam politique est pour le changement. En ce sens, les mouvements islamistes modernes peuvent être le principal vecteur pour provoquer ces changements dans le monde musulman et la dissolution des anciens régimes ‘dinosaures’ ».
Protéger les émirs
Précisément, c’était l’objectif du Printemps arabe. Le rôle attribué aux mouvements islamistes était de briser le monde arabe nationaliste-laïque (le « pas de quartier pour le nationalisme séculier arabe », selon Wurmser), mais aussi protéger les rois et les émirs du Golfe, auxquels l’Amérique s’était liée – comme le reconnaît Wurmser explicitement – en tant que contrepartie directe dans le projet de dissolution du monde arabe laïc nationaliste. Les rois et les émirats, bien sûr, craignaient le socialisme associé au nationalisme arabe (comme les néocons).
Dan Sanchez a bien perçu (bien avant l’intervention de la Russie dans le Moyen-Orient), que Robert Kagan et son collègue néocon, Bill Kristol, dans leur article du Foreign Affairs de 1996, Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy, cherchaient à vacciner à la fois le mouvement conservateur et la politique étrangère américaine politique contre l’isolationnisme de Pat Buchanan :
« La menace soviétique a récemment disparu, et la guerre froide avec elle. Les néocons étaient terrifiés par le fait que le public américain sauterait alors sur l’occasion pour lâcher les obligations impériales du pays. Kristol et Kagan ont exhorté leurs lecteurs à résister à cette tentation, et à capitaliser sur la nouvelle prééminence sans précédent de l’Amérique … [qui] doit devenir le dominant partout et autant que possible. Donc, tous les futurs concurrents en développement devraient être tués dans l’œuf, et le nouveau ‘moment unipolaire’ pourrait durer éternellement … Ce qui faisait apparaitre ce rêve des néocons faisable était l’indifférence de la Russie post-soviétique. »
Et, dans l’année qui a suivi la chute du mur de Berlin, la guerre contre l’Irak a marqué le début du refaçonnement du Moyen-Orient : c’est-à-dire pour l’Amérique d’affirmer son pouvoir uni-polaire à l’échelle mondiale (grâce à ses bases militaires) ; de détruire l’Irak et l’Iran ; de « retourner la Syrie » (comme Clean Break le préconisait) – et de sécuriser Israël.
La Russie est de retour
Bon, la Russie est de retour au Moyen-Orient – et la Russie n’est plus « indifférente » aux actions de l’Amérique – et maintenant, une « guerre civile » a éclaté en Amérique entre ceux qui veulent punir Poutine pour avoir détruit le moment unipolaire de l’Amérique dans la région et l’autre orientation politique, dirigée par Steve Bannon, qui préconise précisément la politique étrangère américaine Buchanan-esque que les néocons avaient tellement espéré anéantir (… plus ça change, plus c’est la même chose. En français dans le texte).
Il est cependant évident qu’une chose a changé : la longue « survie » des djihadistes sunnites comme outil de choix pour remodeler le Moyen-Orient. Les signes le montrant sont partout.
Les dirigeants des cinq pays émergents des BRICS ont nommé pour la première fois des groupes militants basés au Pakistan comme étant préoccupants pour la sécurité régionale et ont demandé que leurs sponsors soient tenus pour responsables :
« Nous exprimons à cet égard notre inquiétude concernant la situation sécuritaire dans la région et la violence causée par les Talibans, État islamique …, Al-Qaïda et ses affiliés, dont le Mouvement islamique du Turkestan oriental, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, le réseau Haqqani, Lashkar-e-Taiba, Jaish-e-Mohammad, TTP et Hizb ut-Tahrir », ont déclaré les dirigeants. (Le Pakistan et l’Arabie saoudite devront en prendre note).
De même, un article publié dans un journal égyptien et rédigé par le ministre britannique sur le Moyen-Orient, Alistair Burt, suggère que Londres supporte totalement le régime de Sissi en Égypte dans sa guerre contre les Frères musulmans. Burt a attaqué les F.M. pour leurs liens vers l’extrémisme, tout en soulignant que la Grande-Bretagne a imposé une interdiction totale de tout contact avec l’organisation depuis 2013 − ajoutant qu‘ « il est maintenant temps pour tous ceux qui défendent la Fraternité à Londres ou au Caire de mettre un terme à cette confusion et ambiguïté ». Il n’est pas surprenant que les remarques de Burt aient été accueillies avec un grand plaisir au Caire.
Bien qu’il est vrai qu’il y avait des hommes et des femmes bien intentionnés et de principes parmi les islamistes sunnites qui, à l’origine, avaient voulu sauver l’islam du marasme dans lequel il se trouvait dans les années 1920 (après l’abolition du califat), le fait est (malheureusement ) que cette même période a coïncidé avec le premier roi saoudien, Abdul Azziz (soutenu avec enthousiasme par la Grande-Bretagne), et sa tentative d’utiliser le wahhabisme comme moyen pour dominer toute l’Arabie. Ce qui est arrivé plus tard (se terminant par les récentes attaques violentes dans les villes européennes) n’est pas si surprenant : la plupart de ces mouvements islamistes ont été financés par la manne pétrolière saoudienne et le violent sentiment d’exceptionnalisme wahhabite (le wahhabisme est le seul à prétendre être « l’unique véritable islam »).
Politiquement instrumental
Et comme l’islam devenait de plus en plus instrumentalisé politiquement, alors le courant le plus violent, inévitablement, devenait prédominant. Inévitablement, l’ensemble des mouvements islamistes sunnites − y compris ceux considérés comme « modérés » − devenait progressivement plus proche de l’intolérance, du dogmatisme, du littéralisme wahhabite et prêt à soutenir la violence extrémiste. Dans la pratique, même certains mouvements nominalement non violents – dont les Frères musulmans – se sont alliés et ont combattu avec les forces d’al-Qaïda en Syrie, au Yémen et ailleurs.
Alors, et maintenant ? L’échec des mouvements wahhabites à atteindre leurs objectifs politiques est total. Il n’a pas si longtemps les jeunes hommes musulmans – y compris ceux qui avaient vécu en Occident – étaient vraiment inspirés par le radicalisme et la promesse de l’apocalypse islamique. La prophétie Dabiq (de l’arrivée de la rédemption) semblait proche de l’accomplissement pour ces jeunes adhérents. Maintenant, il n’en reste que poussière. Le wahhabisme s’est complètement discrédité par sa brutalité gratuite. Et les prétentions de l’Arabie saoudite au savoir-faire politique et à l’autorité islamique ont subi un revers majeur.
Ce qui est moins évident pour le monde extérieur, c’est que ce coup a été livré en partie par l’Armée arabe syrienne, qui est en majorité sunnite. Au contraire de tous les stéréotypes de la propagande occidentale qui dépeignait le conflit syrien comme un combat entre chiites et sunnites, ce sont les sunnites syriens qui ont combattu – et sont morts – pour leur tradition musulmane levantine et contre cette intolérante branche islamique récemment apportée (après la Deuxième Guerre mondiale) dans le Levant depuis le désert du Nejd saoudien (le wahabbisme est apparu à l’origine dans le désert de Nejd en Arabie saoudite).
Après cette guerre syrienne témoin de la brutalité meurtrière d’État islamique à Mossoul, de nombreux sunnites ont eu plus qu’assez de cette secte wahhabite. Il est probable qu’en conséquence l’on assiste à un retour du nationalisme laïc et non-sectaire. Mais aussi, du modèle traditionnel d’un islam levantin, tolérant, plus orienté vers l’intérieur, quasi-laïc.
Même si le sunnisme utilisé comme outil politique peut être « terminé », l’islam sunnite réformiste radical, en tant que sous-culture, n’est certainement pas « hors jeu ». En effet, alors que le pendule balance maintenant contre les mouvements sunnites à l’échelle mondiale, l’hostilité déjà générée est très susceptible de nourrir l’idée d’un islam assiégé et attaqué ; de l’usurpation de ses terres et de son autorité ; et de la dépossession de l’État, (que les sunnites pensent traditionnellement comme « eux-mêmes »). Le courant puritain et intolérant de l’islam est présent depuis les premiers temps (Hanbali, Ibn Taymiyya et au dix-huitième siècle, Abd-el Wahhab), et cette orientation semble toujours ressurgir en période de crise dans le monde islamique. État islamique peut être vaincu, mais cette orientation ne sera jamais complètement vaincue, ni ne disparaîtra complètement.
Le « vainqueur » dans cette partie du monde est al-Qaïda. Ce dernier a prédit l’échec d’État islamique (un califat physiquement situé étant prématuré, soutient-il). Cette prédiction du leader d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, semble être correcte. En conséquence, al-Qaïda va récupérer les restes d’État islamique d’une part, et les membres désabusés et en colère des Frères musulmans d’autre part. Dans un sens, nous pourrions assister à une plus grande convergence entre les mouvements islamistes (surtout lorsque les financiers du Golfe vont reculer).
Nous sommes susceptibles d’assister à un retour du djihad virtuel et mondial de Zawahiri, destiné à provoquer l’Occident plutôt qu’à le vaincre militairement – par opposition à toute nouvelle tentative de saisir et de contrôler un émirat territorial.
Attendez-vous à ce que les sanctuaires (chiites) de Kerbala et Najaf commencent à dépasser en aura ceux de la Mecque et de Médine (sunnites). En fait, c’est déjà le cas.
Par Alastair Crooke – Le 8 septembre 2017 – Source Consortium News
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.