dimanche 12 juillet 2015

La patience russe face aux provocations US. Les leçons de la Seconde Guerre Punique pour la Russie et le Donbass



La Seconde Guerre punique (218-202 avant J.C.) vit Hannibal amener Rome au seuil de la défaite. L’armée de Carthage s’est promenée dans toute l’Italie comme chez elle [au lieu d’affronter Rome, NdT]. Bien sûr, à la fin, le consul Publius Cornelius Scipio Agricanus l’Aîné [Scipion l’Africain, NdT] réussit à passer en Afrique, détruisit les armées carthaginoises, vainquit l’invincible Hannibal, et dicta la paix à Carthage [Note d'H. Genséric :  il détruisit totalement Carthage et massacra sa population : ce fut le premier génocide historiquement prouvé [1]. La paix romaine ressemble fort à la Pax Americana, telle qu'elle a été appliquée au Viet Nam, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye...].


Mais le véritable vainqueur d’Hannibal ne fut pas Scipion, brillant tacticien, mais Fabius Maximus Cunctator (le Temporisateur), remarquable stratège et homme politique hors du commun. Fabius Maximus resta très influent, même quand il n’exerçait aucun rôle officiel. Son autorité personnelle fut renforcée par son élection au pontificat [position religieuse, NdT], et à la place de sénateur Princeps. Ses protégés et les membres de sa famille devinrent consuls, tandis que les sacrifices offerts par ses adversaires ne furent pas agréés par les Dieux, au point que les résultats des élections furent invalidés plusieurs fois.
Quelle était la stratégie de Fabius Maximus ? C’était la meilleure solution tactique pour combattre Hannibal. L’armée carthaginoise n’avait rien à voir avec celle de Rome. L’armée romaine était constituée de citoyens (engagés et conscrits), tandis que l’armée carthaginoise ne comprenait, elle, que des mercenaires. Sous le commandement d’un brillant général comme Hannibal, elle était redoutable, et les Romains subirent des défaite catastrophique l’une après l’autre pendant les premières années de la guerre. Hannibal savait comment augmenter ses forces, non seulement en enrôlant les Gaulois belliqueux de la plaine du Pô, mais aussi en négociant le retournement des alliés de Rome en Italie centrale et méridionale. Ainsi chaque défaite de Rome signifiait la destruction d’une armée entière, ce qui était très douloureux (Carthage perdit quelques uns de ses citoyens-mercenaires, mais Rome perdit beaucoup de sa propre population), mais aussi la perte d’encore plus d’alliés.
Et malgré cela Fabius Maximus avait vu juste : il fallait priver Hannibal de toute opportunité de gagner des batailles. L’armée romaine devait contrecarrer les manœuvres d’Hannibal par sa présence, s’attaquer à des petits détachements isolés, venir à l’aide des alliés loyaux et, dès que possible, punir les traîtres. Mais surtout, éviter toute grande bataille. Une seule fois, les consuls élus pour l’année 216 avant J.C. décidèrent d’abandonner cette stratégie et attaquèrent le campement d’Hannibal à Cannes [en Apulie, Italie du Sud, dans le camp romain : 45 000 morts sur 80 000 combattants, 29 tribuns et 80 sénateurs, 15 000 prisonniers , NdT] Ce fut un tel désastre, qu’il faudra attendre que Rome arrive à son apogée, près de six siècles plus tard, pour retrouver une catastrophe semblable : la bataille d’Andrinople, en 378, au cours de laquelle l’Empereur Valens mourut à la tête de son infanterie. Rome usa les forces d’Hannibal, pendant dix ans, en suivant la stratégie de Fabius Maximus. Et c’est seulement alors que les victoires de Scipion devinrent possibles. Et même alors, le Temporisateur s’opposa à la reprise des opérations d’envergure, pensant qu’il pourrait en finir avec Hannibal et Carthage sans trop de pertes, surtout depuis que, faute de victoires, l’armée des mercenaires s’étiolait et perdait sa discipline, et que la méfiance montait entre Carthage et Hannibal. Une bataille, c’est toujours un risque, après tout.
Aujourd’hui, nous voyons que la Russie adopte la même attitude face aux États-Unis.
Cette stratégie russe ne date pas d’aujourd’hui, elle a déjà permis de survivre aux terribles années 1990 et de retrouver suffisamment de puissance pour répondre au défi lancé par Washington.
C’est ainsi que, jusqu’au retour triomphal de la Crimée au sein de la Fédération de Russie et jusqu’à ce que le sang coule dans le Donbass, personne n’avait même remarqué que les États-Unis et la Russie sont totalement incompatibles, et que les deux pays s’acheminent vers un conflit ouvert. C’était l’intérêt de la Russie de retarder cet affrontement le plus longtemps possible. Mieux encore, le temps travaille contre les Américains, qui s’affaiblissent, en dispersant leurs forces dans toutes sortes de conflits locaux, partout dans le monde. La Russie, dans le même temps, se renforce, renouvelle ses élites (de telle manière que cela ne déstabilise pas sa situation politique interne), reprend le contrôle de son économie, modernise son armée, restaure ses anciennes alliances et se trouve de nouveaux alliés. A l’échelle mondiale, la Russie a patiemment travaillé à inverser le rapport de force, sur une longue période de temps. Et le mouvement se poursuit aujourd’hui, à l’heure où la confrontation avec Washington est devenue évidente.
Néanmoins, l’absence de réunification triomphante, après la Crimée, l’absence de défilés dans les villes libérées des nazis, et les morts dans le Donbass ont amené un certain nombre de stratèges du Café du Commerce, aussi bien que des romantiques immatures, à geindre que «Poutine a peur de s’attirer les foudres des Américains», «Sourkov rejette le Donbass dans l’Ukraine», et l’habituel «Ils ont trahi tout le monde».
Proche conseiller de M. Poutine, Vladislav Sourkov s’occupe notamment des questions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, républiques séparatistes de Géorgie protégées par l’armée russe. Il fait partie des personnalités russes ciblées par les sanctions américaines.
Très bien, Poutine est à la tête de l’État et Sourkov s’occupe de la situation en Ukraine. Pour se faire une idée des résultats, il ne faut pas seulement écouter les critiques. Le problème vient de ce que ni Poutine ni Sourkov n’ont discuté en public avec les tenants de la théorie de la trahison [russe, dans le Donbass, NdT]. D’un côté, c’est bien, parce que dès qu’un responsable débat avec un homme politique de second rang, il lui donne de l’importance et de l’audience. D’un autre côté, se taire face à des accusations hystériques peut inquiéter tous ceux qui ne sont pas habitués à penser par eux-mêmes – ces gens qui ne comprennent pas la situation peuvent pencher pour la première explication plausible. Et c’est une mauvaise approche parce qu’une partie de la société (une minorité mais une minorité active et patriote) est en train de se trouver des leaders incompétents et commence à évoluer dans la mauvaise direction. Ce qui rendra plus difficile pour l’État d’atteindre le but que précisément ce parti réclame.
La politique de Poutine/Sourkov est-elle vraiment inefficace, en Ukraine ?
Comme on ne peut pas trop compter sur les médias d’État russes pour prendre des initiatives, nous allons tenter de répondre à cette question sur la base de faits avérés. Commençons par rappeler que, de mon point de vue, accuser Vladimir Vladimirovitch [Poutine] et Vladislav Iourévitch [Sourkov] de tenter de conclure une paix à tout prix et d’être prêts à «rejeter le Donbass dans l’Ukraine» est au mieux une distorsion des faits et au pire, un mensonge pur et simple. Maintenant, même en suivant les partisans de la théorie de la trahison, les forces d’auto-défense du Donbass disposent de 55 000 à 60 000 hommes bien entraînés. Il y a un an, il n’y avait que des petits groupes éparpillés – pas plus de 15 000 hommes en tout. C’est presque gênant de poser cette question, mais qui a créé cette armée ?
L’activité économique est en train de renaître dans le Donbass, plusieurs établissements industriels ont repris le travail, les banques fonctionnent, les autorités ont des finances suffisantes pour payer les salaires et les pensions, et, aussi inattendu que cela puisse paraître, 80% des devises sont des roubles russes. Les étudiants ont des dossiers scolaires qui leur permettent de continuer leurs études dans le pays ou d’intégrer des universités russes. Ils peuvent décrocher des diplômes qui leur permettent, là aussi, de partir continuer leurs études en Russie. Il y a seulement un an, c’était un problème. Donetsk ne vivait pas encore sous les obus ni les roquettes, et déjà les jeunes ne pouvaient plus obtenir les papiers nécessaires pour certifier leur niveau d’étude – rien n’était organisé du côté du Donbass, et l’Ukraine ne leur délivrait plus rien. Maintenant ce problème est réglé, comme bien d’autres.
Les dirigeants des deux républiques du Donbass ont été légitimés, non seulement par des élections, mais aussi, en partie, par une reconnaissance internationale. Malgré les avis de nos amis et partenaires, pendant les pourparlers de Minsk-2, Plotnitsky et Zakharchenko ont été reconnus comme autorités politiques, non seulement par Kiev, mais aussi par Berlin et Paris, si bien qu’ils ont pu signer les documents instaurant la trêve. L’OSCE a pris officiellement contact avec les autorités de Donetsk et de Lougansk. Ils sont devenus, pas à pas, des acteurs internationaux.
Une fois encore, c’est gênant de poser la question : pourquoi Poutine donnerait-il des ordres à Sourkov qui à son tour donnerait des ordres à Zakharchenko et Plotnitski ? Pourquoi Poutine et Sourkov armeraient-ils et entraîneraient-ils une armée, pourquoi aideraient-ils à établir des institutions étatiques, et faciliteraient-ils la coopération économique avec la Russie… s’ils avaient prévu d’abandonner ces territoires ? Et si Poutine ne donne pas d’ordres à Sourkov, et si Sourkov n’a aucune influence auprès de Zakharchenko ni de Plotnitski et si tout ce qui fonctionne maintenant dans le Donbass était dû aux accointances de la milice avec Khottabych [une célèbre comédie soviétique, basée sur le folklore russe, NdT], ce serait donc à Khottabych qu’on devrait poser toutes les questions relatives à Minsk, les offensives, les bombardements, et tout le reste.
Pour vérifier l’exactitude de mes réflexions, voici une autre méthode possible : regarder ce que l’ennemi dit de tout cela. J’ai écrit cela avant que l’expression propagande de Sourkov n’apparaisse au sein des libéraux-traîtres, juste après une de leurs visites à l’ambassade américaine. Mais c’était il y a longtemps, peut-être y a-t-il eu des changements depuis ?
Eh bien non. Rien n’a changé. Kiev rend Sourkov responsable du massacre des Cent Saints [les manifestants tués dans les derniers jours de Maïdan, NdT], et accuse dans le même temps Poutine d’avoir demandé à Yanoukovitch de tirer sur la foule. Bien entendu, Kiev, même sans la moindre preuve, persiste à accuser Poutine et Sourkov de mettre en place le scénario du pire en Ukraine.
Mais c’était fin 2013-début 2014. Peut-être que ceux qui disaient que Poutine voulait annexer la Nouvelle Russie (le Donbass) et a pris peur ensuite ont raison. Peut-être aussi que ce n’est pas vrai que Jeffrey Pyatt, l’ambassadeur américain en Ukraine et régent de facto de l’État ukrainien, a accordé un entretien à Forbes, publié le 3 juillet 2015. Pyatt y disait : «Contrairement aux intentions du Kremlin, l’Ukraine a gardé son unité et les plans de Sourkov pour provoquer une cassure dans le pays et une guerre civile dans toute l’Ukraine ont complètement échoué.»
Le temps jugera. Obama n’a-t-il pas récemment «réduit l’économie russe en lambeaux» ? Mais même maintenant, en juillet 2015, les Américains sont certains que Poutine et Sourkov sont en train de mettre en place «un plan pour déclencher une guerre civile dans toute l’Ukraine». Sans compter les autres membres de l’équipe dirigeante au Kremlin, ces deux-là sont devenus les bêtes noires de Washington. Rien d’étonnant à ce que les Russes libéraux fassent écho aux Américains. Ce qui l’est plus, c’est que des gens qui se disent patriotes se joignent à eux.
Chaque fois que les Romains ont voulu abandonner la stratégie appliquée par Fabius Maximus Cunctator, et tenté héroïquement de battre les Carthaginois sur le champ de bataille, Hannibal les a vaincus. A la fin, les Romains ont admis que la stratégie du Temporisateur était la bonne, même si c’était incompréhensible pour eux, et ils ont arrêté leurs tentatives.

La guerre continue dans le Donbass. Personne n’en voit la fin. Le Kremlin s’organise pour gagner, et pas seulement dans le Donbass. L’ennemi est fort, habile, sans scrupule. Cela peut paraître noble de vouloir risquer sa vie dans un choc frontal avec l’ennemi. Mais c’est une chose que de risquer sa propre vie, et c’en est une autre de risquer d’y entraîner tout un pays.


Si un soldat veut se battre, il peut venir dans le Donbass et y trouver la mort. Comme le Général Werner von Fritsch, disgracié par Hitler, qui prit part à la campagne de Pologne de 1939 à la tête du 12e régiment d’artillerie et mourut à Varsovie le 22 septembre.

De même, un homme politique n’a pas le droit de faire prendre des risques à son pays, simplement pour la beauté du geste.



Rostislav Ichtchenko