mardi 20 janvier 2015

Les attaques en France sont le contrecoup des interventions dans le monde arabe et musulman



La réponse officielle de l’Occident depuis 2001 a été de jeter de l’huile sur le feu. Ça a été le cas après le 11 septembre, quand George Bush a lancé sa guerre contre le terrorisme, dévastant des pays entiers et répandant la terreur dans le monde. Ça a été le cas en 2005, après les bombes de Londres, quand Tony Blair a réduit les libertés publiques et envoyé des milliers de soldats anglais en mission impossible en Afghanistan. Et ça a été le cas, la semaine dernière, après les horribles massacres à Charlie Hebdo et dans un supermarché juif de Paris.
Une marche supposée défendre la liberté d’expression
était menée par un rang serré de va-t-en guerre et d’autocrates
En écho à la rhétorique de Bush, la réaction de l’ancien président français, Nicolas Sarkozy, aux attaques contre “nos libertés” a été de déclarer une “guerre des civilisations”. Au lieu d’être simplement là avec les victimes – et, aussi, par exemple, avec le grand nombre de victimes de Boko Haram au Nigéria – on a élevé le magazine satirique, et sa manière de représenter le prophète Mouhammad, au rang de symbole sacré de la liberté occidentale. La sortie, mercredi, d’une édition de Charlie Hebdo sponsorisée par l’état est devenu le dernier test en date du “qui n’est pas avec nous est contre nous” dans l’engagement à “nos valeurs”, tout cela pendant que les députés français votaient, par 488 votes pour et un seul contre, la poursuite de la campagne militaire en Irak. Si l’on en juge par le bilan des 13 dernières années, cela se révélera être une décision dangereuse, et pas seulement pour la France.
Absolument rien ne justifie l’assaut meurtrier des journalistes de Charlie Hebdo, et encore moins celui des victimes juives sélectionnées sur le seul critère de leur identité religieuse et ethnique. Ce qui est devenu terriblement évident la semaine dernière, en revanche, c’est le fossé qui sépare la manière dont est perçue la position officielle de l’état français en matière de politique intérieure dans le pays et à l’étranger ainsi que par de nombreux citoyens musulmans du pays. Cela est vrai de l’Angleterre aussi bien sûr. Mais ce qui est salué par la France blanche comme une laïcité dénuée de tout préjugé racial, garantissant l’égalité à tous, est vécu par de nombreux Musulmans comme de la discrimination et comme un déni de leurs liberté fondamentales.
Dans un pays où les femmes sont embarquées dans des cars de police à cause de la manière dont elles s’habillent, la liberté d’expression peut aussi donner l’impression d’être à sens unique. Charlie Hebdo prétend pratiquer “l’offense égalitaire”, en insultant toutes les religions. Mais la réalité, comme un de ses anciens journalistes l’a souligné, était que le journal souffrait d’une “névrose islamophobe” et que son fonds de commerce était l’attaque raciste de la minorité la plus marginalisée de la population. Il ne s’agissait pas simplement de “représentations” du prophète, mais d’humiliations pornographiques à répétition.
Malgré tous les beaux discours sur le fait que la liberté d’expression est un droit non négociable en France, la négation de l’Holocauste y est illégale et les spectacles du comédien noir antisémite Dieudonné y ont été interdits. Mais c’est avec le même aveuglement dont les milieux progressistes français ont fait preuve en ne se rendant pas compte que l’idéologie laïque, qui servait autrefois à lutter contre le pouvoir des puissants, servait aujourd’hui à contrôler le segment le plus faible de la population, que le droit de cibler une religion et de l’insulter à qui mieux mieux a été élevé au statut de valeur libérale fondamentale.
Tout le monde a pu constater l’absurdité de la situation à la manifestation “Je suis Charlie”, à Paris, dimanche. Une marche supposée défendre la liberté d’expression était menée par des rangs serrés de va-t-en guerre et d’autocrates : des leaders de l’OTAN et de celui d’Israël, Binyamin Netanyahou, au roi Abdullah de Jordanie et au ministre des Affaires Etrangères égyptien qui, tous autant qu’ils sont, ont harcelé, jeté en prison et assassiné des pléthores de journalistes tout en commettant des massacres et en lançant des interventions armées qui ont fait des centaines de milliers de morts, bombardant, en chemin, les stations de TV de la Serbie jusqu’à l’Afghanistan.
La scène était d’un ridicule achevé. Mais elle mettait aussi en lumière le rôle central de la guerre contre le terrorisme dans les atrocités commises à Paris, et la manière dont les rangs serrés de meneurs de la manif, sont en train de la récupérer pour faire avancer leur agenda personnel. Bien sûr, le cocktail de causes et de motivations qui a présidé aux attaques est complexe : il va de l’héritage de la sauvage brutalité coloniale en Algérie, à l’idéologie takfiri djihadiste, en passant par la pauvreté, le racisme, la criminalité.
Mais ces attaques n’auraient certainement pas eu lieu si les puissances occidentales, dont la France, n’avaient pas attaqué le monde arabe et musulman pour le mettre au pas et le réoccuper. Cette guerre contre le terrorisme dure depuis 13 ans – même s’il y a eu de tentatives bien antérieures de contrôler la région – et sème massivement la destruction et la terreur.
......
La France est célèbre pour avoir refusé de prendre part à l’agression étasuno-anglaise contre l’Irak. Mais depuis, elle a rattrapé le temps perdu en envoyant des troupes en Afghanistan, en intervenant dans un pays africain après l’autre : de la Libye et du Mali à la Côte d’Ivoire et à la République centrafricaine, en bombardant l’Irak et en soutenant les rebelles syriens. Comme l’Angleterre, la France a armé les autocrates du Golfe et basé des troupes chez eux, et dernièrement, le président français a déclaré qu’il était “prêt ” à bombarder à nouveau la Syrie.
L’ancien premier ministre français, Dominique de Villepin, chef de file du camp opposé à la guerre en Irak, a dit, cette semaine, qu’Isis était “l’enfant monstrueux” de la politique occidentale. Les guerres occidentales dans le monde musulman “nourrissent toujours de nouvelles guerres” et “elles nourrissent le terrorisme chez nous”, a-t-il écrit, pendant que “nous simplifions » ces conflits “en ne regardant que le symptôme islamiste ”.
Il a raison – mais il ne fait pas partie des leaders qui ont mené la marche en rangs serrés et qui vont utiliser ces attaques pour justifier d’autres interventions militaires. Étant donné les événements de la dernière décade, les Européens ont de la chance d’avoir eu si peu d’attentats terroristes. Mais le prix à payer est la perte des libertés, la montée de l’antisémitisme et l’islamophobie rampante. Plus nous laissons cette guerre s’éterniser, plus la menace s’alourdit. Dans un monde globalisé, il n’y a pals moyen de s’isoler. Ce qui arrive là-bas, finit par arriver ici aussi.
Seumas Milne, The Guardian  le 15 janvier 2015



Charlie et le “retour” de Greenwald

Nous parlons d’un “retour” de Glenn Greenwald, le héros avec Poitras et Snowden de la crise NSA/Snowden parce que, depuis à peu près un an, ce polémiste et homme de communication qui a été la cheville ouvrière de cette énorme crise n’est plus dans nos préoccupations, ni dans le domaine des informations qui nous importent, – que nous jugeons, pour notre compte, d’une importance suffisante pour suivre l’évolution de la crise générale d’effondrement du Système. Il y a eu deux raisons à l’effacement de Greenwald pendant ce laps de temps. (Nous écartons l’hypothèse toujours présente dans le soupçon permanent d’un montage général, d’un “complot” qui auraient constitué le matériel de “fabrication” d’une crise-bidon NSA/Snowden. Nous jugeons l’hypothèse décidément d’aucun intérêt pour notre propos, – inconnaissance regnante, – à partir du moment où les effets réels, gigantesques de la crise NSA/Snowden, ont effectivement eu lieu.)

• La première raison de “l’effacement de Greenwald” est que la crise majeure et fondamentale de l’Ukraine, avec ses multiples ramifications qui en font la crise haute centrale de notre évolution, a éclaté justement il y a près d’un an. Elle a pris le pas sur tout le reste, notamment sur la crise NSA/Snowden, et cela d’autant plus que le financier des nouvelles publications confiées au groupe Snowden/Poitras, Pierre Omidyar, se trouve dans une position très singulière dans la crise ukrainienne où il a financé certains groupes anti-russes qui ont participé au Maidan.

• Justement, la deuxième raison se trouve dans certaines difficultés rencontrées par le groupe Greenwald/Poitras dans la constitution des sites divers du groupe FirstLook.org, dans la mesure de la position politique très ambiguë de Omidyar (un milliardaire à l’image excentrique et exotique d’anti-Système, et qui l’est en partie, mais toujours avec un pied solidement campé dans le Système, jusqu’au copinage avec Soros). Quoi qu’il soit de ces péripéties, Greenwald-Poitras, qui constituent pour Omidyar un énorme investissement en termes d’influence et de communication, ont obtenu gain de cause pour le site The Intercept, pour ce qui est d’une complète liberté éditoriale et d’un financement sérieux.

… Et puis, voici que Greenwald réapparaît sur notre écran-radar (c’est-à-dire dans le champ de la communication que nous jugeons essentiel, pour suivre l’évolution de notre grande Crise Générale). Il s’agit bien entendu de la crise 1/7, ou l’“ouragan-Charlie” à partir de France. On comprend ce retour. Au centre du débat conceptuel de 1/7 se trouve la notion sacrée de “liberté d’expression”, brandie comme étendard de la grande manifestation de dimanche dernier à Paris, et cette notion est la raison d’être du chroniqueur, commentateur et guerrier de la communication qu’est Greenwald. Dans ce champ, Greenwald est quasiment de façon constante un agent anti-Système. C’est dans ce sens, et en prenant une position en flèche anti-Charlie, qu’il publie sur son site The Intercept deux artistes extrêmement incisifs, documentés, puissants, qui nous font penser qu’il est entré dans la bagarre et qu’il entend y tenir sa place.

• Le 9 janvier 2015, il publie «En solidarité avec une presse libre : quelques caricatures plus blasphématoires». Greenwald attaque principalement Charlie-Hebdo, et au-delà la thèse-Système selon laquelle Charlie représente un parangon de vertu de “liberté d’expression” en arguant que cet hebdomadaire a suivi en réalité une ligne politique spécifique. La critique est classique et largement substantivée, qui va, pour les plus extrêmes, jusqu’à faire de Charlie-Hebdo tel qu’il est devenu depuis 9/11, avec une équipe où certains étaient conscients de la chose et d’autres moins sinon pas du tout, un représentant dissimulé de la tendance neocon-à-la-française. Greenwald met le doigt sur le principal argument de cette position : puisque Charlie s’est voulu un représentant radical de l’anti-religion (anti-cléricalisme), – ce qui implique toutes les religions, – pourquoi cette absence de caricatures antijuives à côté de la pléthore de matériels antimusulmans (et éventuellement anticatholiques) ?

«Défendre la liberté d’expression et les droits de la presse libre, ce qui signifie défendre le droit de diffuser les idées mêmes que la société trouve particulièrement nauséabondes, a été ma passion tout au long de ces 20 dernières années : du temps où j’étais un homme de loi comme depuis que je suis journaliste. Aussi c’est pour moi gratifiant de voir des foules revendiquer cette liberté à pleine voix, comme on a pu le voir pendant les 48h qui ont suivi l’attaque épouvantable contre Charlie Hebdo à Paris.

En ce qui concerne la liberté d’expression, il a toujours été nécessaire de faire la différence entre défendre le droit de diffuser l’idée X et le fait d‘être d’accord avec l’idée X, une distinction que tout le monde peut comprendre à quelques exceptions près. Il s’agit de défendre le droit d’exprimer des idées qui nous révoltent tout en condamnant l’idée elle-même. Il n’y a pas là de contradiction : l’ACLU (Union Américaine des Libertés Civiles) défendait vigoureusement le droit des néo-nazis de manifester au cœur d’une communauté comportant de nombreux survivants de l’Holocauste à Skokie, Illinois, mais ils ne se joignaient pas à la marche ; au contraire, ils condamnaient de toutes leurs forces ces idées révoltantes tout en défendant le droit de les exprimer.

»Mais la défense de la libre expression de cette semaine a été si enthousiaste qu’elle a donné naissance à un tout nouveau principe : défendre la liberté d’expression, ce n’est pas seulement défendre le droit d’exprimer une idée mais c’est adhérer à cette idée. De nombreux écrivains ont alors dit que pour manifester sa “solidarité” avec les caricaturistes assassinés il fallait non seulement condamner les attaques et défendre le droit des caricaturistes à publier leurs caricatures mais il fallait aussi diffuser et encenser ces caricatures. “La meilleure réponse à l’attaque contre Charlie Hebdo,” a déclaré le rédacteur en chef de Slate, Jacob Weisberg, “c’est de faire des caricatures encore plus blasphématoires. […]

»Quand nous avons discuté de l’article qu’il faudrait publier pour illustrer cette position, notre intention originelle était de demander à deux ou trois caricaturistes de faire des dessins qui ridiculiseraient le Judaïsme et diffameraient des figures sacrées pour les Juifs, comme Charlie Hebdo le faisait pour les Musulmans. Mais nous n’avons pas pu le faire car aucun dessinateur occidental connu n’osait signer une caricature anti-juive même si elle était faite dans un but satirique, parce que le faire, détruirait instantanément et irrémédiablement sa carrière, sinon pire. Les organes de presse occidentaux regorgent de commentaires (et de dessins) anti-Islam et anti-musulmans ; mais à l’inverse, les images et les paroles anti-juives sont absolument tabou. Pourquoi Douthat, Chait, Yglesias et les autres croisés de la libre expression n’exigent-ils pas la publication d’écrits ou de dessins antisémites par solidarité, ou pour lutter contre cette répression? Oui, il est vrai qu’un journal comme le New York Times publie, assez rarement, ce genre de matériel mais c’est uniquement dans le but de condamner l’ignoble fanatisme qui le sous-tend, à partir d’exemples concrets – pas de tout de le publier par “solidarité” ou parce qu’il mérite l’attention respectueuse du public. […]

… Pour vous rendre compte à quel point cela est vrai, rappelez-vous seulement que Charlie Hebdo – pourfendeur et défenseur “égalitaire” de toutes les formes possibles de propos offensants, – a licencié un de ses journalistes [Siné, NdT] en 2009 pour une phrase qualifiée par certains d’antisémite (ce journaliste a été accusé de crime de haine et le magazine a été condamné pour licenciement abusif). Alors, à votre avis, Charlie Hebdo offense-t-il tout le monde “égalitairement?»

• Deuxième intervention, le 14 janvier 2015, cette fois pour attaquer la décision des mesures légales prises contre l’humoriste Dieudonné, assimilé de facto dans ce cas à un “terroriste”, ou “collabo” des assassins de Charlie selon le terme élégant employé par Pascal Bruckner pour d’autres que Dieudonné. «La France arrête un comédien pour un commentaire sur Facebook révélant ainsi l’imposture de la “célébration de la liberté d’expression” occidentale», titre de l’article de Greenwald dont nous donnons quelques citations, y compris un paragraphe dont on ne peut se priver, qui représente le jugement de Greenwald sur BHL. (Un peu moins habile cette fois à tenir la première place qu’il a l’habitude de réclamer dans cette sorte d’occasion, – BHL commencerait peut-être, dans le dispositif-Système, à gêner ou à agacer par sa pétulance exceptionnelle à se considérer comme hors du commun terrestre, et puis l’âge est là n’est-ce pas. BHL s’avérerait-il finalement n’être pas l’être métaphysique que l’on croyait ?)

«Quarante-huit heures après avoir organisé une immense marche en faveur de la liberté d’expression, la France a ouvert une enquête criminelle contre un comédien français controversé pour avoir posté sur Facebook un commentaire sur l’attaque de Charlie Hebdo, et ce matin ils l’ont arrêté pour ce post et ils le poursuivent pour ’“apologie du terrorisme”. Le comédien, Dieudonné, s’est précédemment présenté aux élections sur une liste “anti-sioniste”, a vu son spectacle interdit par de nombreux officiels gouvernementaux dans plusieurs villes de France et a été poursuivi en justice à de nombreuses reprises pour avoir exprimé des idées bannies dans ce pays.

Le point de vue apparemment criminel qu’il a exprimé sur Facebook était le suivant: “Ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly.” Les enquêteurs ont conclu qu’il voulait se moquer du slogan “Je Suis Charlie” et exprimer son soutien à celui qui avait commis les meurtres du supermarché parisien (dont le nom de famille était “Coulibaly”). Exprimer cette opinion est de toute évidence un crime dans la République de la Liberté*, qui se flatte d’avoir enfanté, au 20ième siècle, toute une série d’intellectuels – de Sartre et Genet à Foucault et Derrida – dont la marque distinctive était de s’attaquer à toutes les orthodoxies et tous les principes, même les plus sacrés.

Depuis cette glorieuse marche en faveur de la “liberté d’expression”, la France aurait ouvert 54 enquêtes criminelles pour “apologie du terrorisme.” Selon l’agence de presse AP ce matin, “la France a ordonné aux procureurs de tout le pays de prendre des mesures fermes contre tous ceux qui se rendent coupables de paroles de haine, d’antisémitisme et d’apologie du terrorisme”… […]

… Le personnage le plus intellectuellement corrompu peut-être dans ce domaine, et qui est aussi, sans surprise, l’intellectuel le plus célébré de France (et sans doute une des personnes les plus surestimées au monde) est le « philosophe » Bernard-Henri Lévy. Il réclame l’éradication du moindre soupçon d’opinion anti-juive (il a appelé à l’interdiction des spectacles de Dieudonné en disant : “Je ne comprends pas pourquoi il faudrait un débat à ce sujet,” et soutenu le licenciement en 2009 du journaliste de Charlie Hebdo [Siné, NdT] pour avoir commis une remarque offensante pour les Juifs), tout en se faisant effrontément passer, la semaine dernière, pour un champion Churchillien de la liberté d’expression, quand il s’agit de caricatures anti-musulmanes.»

Une fois de plus, nous dirons que nous ne sommes pas là, selon les propres règles que nous nous donnons, pour prendre une position politique sur les problèmes concrets et brûlants qui sont exposés à leur stade actuel, qui restent nécessairement polémiques et donc sujets à des fluctuations. Notre engagement concerne ce qui est, – fondamentalement, accessoirement, accidentellement, paradoxalement, etc., – anti-Système et, par opposition naturelle, pour identifier la ligne-Système qui est interprétée par ses opérateurs, tout cela évoluant d’une façon le plus souvent fluctuante. Or, cette fluctuation justement, n’a jamais été aussi forte que dans cette crise-Charlie, notamment à cause de l’énorme potentiel d’ambiguïté et de contradiction interne entre la nécessaire “liberté d’expression” quasiment sacralisée, et la non moins nécessaire “lutte contre l’obscurantisme” qui a une forme extrême dans le terrorisme que tout le monde condamne mais qui a aussi et surtout des formes beaucoup plus imprécises, elles aussi ambiguës et paradoxales (lorsque la “lutte contre l’obscurantisme” peut être perçue par certains comme de l’islamophobie, par exemple absolument évident). Les interventions de Greenwald confirment que cet ensemble de constats qui forme la crise-Charlie à la fois de communication et de symbolisme a une dimension internationale considérable, et donc que la France occupe désormais une place privilégiée et significative dans la bataille Système versus anti-Système.

Plus encore, l’intervention de Greenwald donne également une caution internationale au constat encore plus important que la crise-Charlie déchire directement une classe occupant une place fondamentale dans la bataille, – la classe réunissant le monde intellectuel, le complexe médiatique avec presse-Système et réseaux anti-Système, le showbiz et ses diverses ramifications. Tout ce monde d’influence, très puissant dans l’entité anglo-saxonne globalisée mais également dans l’ensemble parisien-français où il dispose d’une réputation immémoriale, s’est déjà trouvé face aux contradictions classiques (“liberté d’expression”, “lutte contre l’obscurantisme”, attitudes vis—à-vis de l’immigration notamment musulmane et de l’islamisme extrémiste, etc.). Cette fois il y est confronté directement, au cœur même de ses débats quotidiens, de ses intérêts, de ses privilèges, de l’exercice de son influence, comme s’il devenait lui-même la ligne de front alors qu’il était jusque-là cantonné “à l’arrière” pour discutailler sans trop de risques. Lorsqu’un Pascal Bruckner traite de “collabos” des tueurs de Charlie un Guy Bedos ou un Luc Ferry, lorsque nombre de juifs français se montrent de plus en plus favorables aux thèses d’un Zemmour ou à l’orientation du Front National, on comprend que cette puissance caste d’influence sur laquelle s’appuie le Système est effectivement et désormais déchirée selon des lignes de fluctuation insaisissables et très mobiles, qui font passer en un clin d’œil, l’un ou l’autre d’une position-Système à une position anti-Système, sans qu’il l’ait voulu délibérément, sans même qu’il s’en rende compte nécessairement... Nous nous trouvons alors dans une situation, – les choses vont tellement vite, – où le désordre créé par la crise-Charlie menace de se transformer à tout moment, pour un moment rapide ou plus durablement c’est selon et c’est fluctuant, en hyper-désordre, basculant ainsi d’une position-Système à une position anti-Système (désordre devenant hyper-désordre : voir par exemple notre texte du 17 décembre 2014, où les deux notions sont explicitées).

… Et l’intervention de Greenwald, grande figure internationale de l’anti Système pour ses thèmes jusqu’alors cantonnés aux domaines anglo-saxons comme source de réflexion et de commentaire de ses intervention, montre que le cas français est devenu avec la crise-Charlie une référence incontournable. En même temps, il renforce l’impression que la puissante caste d’influence identifiée plus haut (intellectuels, médias, showbiz) est entrée dans une situation de crise interne, d’“affrontement fratricide”, qui lui fait courir le risque gravissime pour elle, mais pour le Système également, de perdre sa capacité d’influence directe. Jusqu’ici, ses contradictions internes restaient contrôlables puisqu’elle portait sur des thèmes extérieurs ou des situations intérieures très précisément identifiées ; jusqu’ici, elle restait fractionnée entre ses divers “provincialismes” (anglosaxons, “parti des salonnards” parisien, etc.) qui sont la marque paradoxale de l’adhésion à la globalisation. Tout cela est en train de voler en éclat et si le rythme de 1/7 se maintient comme cela paraît inéluctable, la crise de cette caste d’influence sera ouverte comme une plaie sanguinolente, et deviendra incontrôlable. Ce sera un réel problème pour le Système parce qu’alors s’imposera le risque qu’à tout moment, par un parti ou l’autre, une voix célèbre ou l’autre, pour tel outil intérêt particulier, l’une ou l’autre de ses narrative (celles du Système) soit dénoncée comme telle d’une façon tonitruante.

Note du traducteur : *Liberté : en Français dans le texte

Par Philippe Grasset, Dédefensa
Traduction des extraits en anglais : Dominique Muselet,


Obama et Cameron préparent la guerre et la répression

Le premier ministre britannique David Cameron a rencontré hier le président américain Barack Obama à la Maison Blanche pour discuter de l’escalade militaire menée par les deux pays au Moyen-Orient, de nouvelles provocations de l’OTAN contre la Russie et, après l’attentat contre Charlie Hebdo en France, d’une répression policière accrue au nom de la « guerre contre le terrorisme. »
Après l’attentat contre Charlie Hebdo, Obama et Cameron préparent la guerre et la répressionLa veille de cette réunion, Obama et Cameron avaient fait publier une tribune commune dans le Times de Londres du groupe Murdoch. « En confrontant les terroristes qui nous menacent, en s’engageant ensemble contre les agissements agressifs de la Russie et en poursuivant nos efforts pour développer notre croissance économique, nous continuerons à améliorer la sécurité et la prospérité que nos peuples méritent », ont-ils déclaré.
Les deux chefs d’Etat – dont les pays ont commis des actes de torture en violation du droit national et international, lancé des guerres basées sur des mensonges, et mis en œuvre des mesures d’Etat-policier contre leurs propres populations – ont écrit : « Nous ne permettrons pas que la voix de la liberté soit muselée. » Ils ont ajouté que « notre capacité de défendre nos libertés est enracinée dans notre force économique et dans les valeurs qui nous sont chères : la liberté d’expression, le règne de la loi et de solides institutions démocratiques. »
La déclaration continue, « Que nous soyons confrontés à des fanatiques isolés ou à des organisations terroristes, telles qu’al Qaïda, l’Etat islamique (EI) ou Boko Haram, nous ne serons pas intimidés par les extrémistes. Nous vaincrons ces tueurs barbares et leur idéologie dévoyée qui cherche à justifier le meurtre d’innocents, qu’il s’agisse d’écoliers à Peshawar ou des jeunes filles obligées de commettre des attentats suicides dans le Nord du Nigeria. »
Les deux hommes n’ont bien évidemment pas mentionné que les ravages causés au Moyen-Orient sont en grande partie l’œuvre de l’impérialisme américain et britannique qui, aux côtés de la Turquie et de leurs alliés du Golfe, ont financé et armé des extrémistes islamistes contre des régimes en Libye, en Syrie et ailleurs.
En Ukraine, Obama et Cameron ont soutenu les ultranationalistes et les néonazis qui ont dirigé en février dernier un coup d’Etat pour renverser Viktor Ianoukovitch, afin d’installer un régime pro-OTAN et antirusse. Cette expansion des forces de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie menace d’entraîner la planète dans une guerre mondiale nucléaire.
Cameron recherche tout spécialement la coopération d’Obama pour forcer les sociétés américaines comme Facebook et Twitter à collaborer étroitement avec les services de renseignement britanniques. Il a promis d’introduire une « charte des fouineurs » donnant aux agences britanniques de renseignement MI5, MI6 et au Quartier général des communications du gouvernement (GCHQ) le pouvoir d’accéder aux messages cryptés.
Obama et Cameron ont tous deux provoqué la haine populaire en lançant des attaques contre les salaires et les acquis sociaux des travailleurs, tout en poursuivant une politique qui a enrichi les criminels financiers responsables du krach de 2008.
En France, comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, le gouvernement se sert actuellement de la « guerre contre le terrorisme » pour justifier le militarisme et la répression à l’intérieur du pays. Le président François Hollande, dont le gouvernement PS est le plus impopulaire d’Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale, a déployé 10.000 troupes en France, courtisé la dirigeante du Front national et étendu les frappes aériennes en Irak, ainsi que sa présence navale commune avec les Etats-Unis dans le Golfe persique.
Le secrétaire d’Etat américain John Kerry a aussi rencontré Hollande à Paris hier pour évoquer « la coopération contre les extrémistes radicaux », selon NBC.
Une répression sécuritaire à l’échelle européenne a fait suite aux attentats à Paris. Jeudi, des unités paramilitaires de la police fédérale ont tué deux personnes et arrêté une troisième personne à Verviers, dans l’Est de la Belgique, près de la frontière allemande. Le substitut du procureur, Eric Van der Sypt, a indiqué que la police ciblait des djihadistes présumés revenus de Syrie. Il a affirmé, sans en fournir la preuve, que l’assaut de la police avait empêché des attaques terroristes de grande envergure en Belgique. Les deux suspects identifiés auraient trouvé la mort après avoir ouvert le feu contre la police avec des fusils d’assaut.
A Washington, Cameron a dit que les événements en Belgique « semblent être une nouvelle indication des risques énormes posés par le terrorisme islamique extrémiste en Europe. Nous devons rester extrêmement vigilants, nous devons prendre toutes les mesures possibles pour vaincre ce mal ».
En France, le gouvernement Hollande a financé le tirage d’exemplaires supplémentaires du dernier numéro de Charlie Hebdo qui montre en couverture de nouvelles caricatures provocatrices antimusulmanes. La plupart des organes de presse du pays ont reproduit la page de couverture en avançant comme justificatif un engagement pour la liberté d’expression alors qu’une répression de la liberté d’expression était en cours.
Pour la première fois depuis sa promulgation, le 13 novembre 2014, la France a mis en application une loi criminalisant « le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes », à présent passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende. Les peines pour apologie du terrorisme sur Internet, soit sur les réseaux sociaux, soit sur un blog ou une vidéo, sont portées à sept ans d’emprisonnement et à une amende de 100.000 euros.
Plus de 50 personnes font l’objet d’enquêtes relatives à l’apologie du terrorisme et de menaces terroristes, et le premier ministre Manuel Valls réclame des pouvoirs plus vastes contre les sites Internet.
En Grande-Bretagne, de nombreux journaux, du Times jusqu’au The Guardian, qui se dit libéral, se sont joints à la BBC pour reproduire la couverture de Charlie Hebdo. En Allemagne, Deutsche WelleDer Spiegel, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la Süddeutsche Zeitung, le Frankfurter Rundschau et Die Tageszeitung, journal lié aux Verts, ont reproduit la couverture.
Commentant la publication de la caricature par le journal australien The Australian, le premier ministre Tony Abbott a précisé : « J’aime assez ce dessin. »
Chris Marsden et Jerry White16 janvier 2015
Article original, WSWS