mercredi 4 janvier 2017

Daech/ISIS et Erdogan : des amis devnus ennemis



Voici comme une grande surprise : le président turc Recep Tayyip Erdogan a récemment étiqueté les membres de la coalition dirigée par les États-Unis comme des défenseurs et des partisans des terroristes. Selon le leader turc, cette coalition apporte son soutien à divers groupes terroristes, dont ISIS, YPG, PYD et Ankara en a les preuves, y compris des photographies et des séquences vidéo», a annoncé Erdoğan lors d'une conférence de presse à Ankara.  Mais qu'est-ce qui a tellement offensé Ankara?
Au cours des derniers jours, la Turquie a subi des défaites douloureuses de la part de l’État islamique dans la ville syrienne d'Al-Bab. Auparavant, les troupes employées dans l'opération Bouclier de l'Euphrate avaient réussi à prendre la banlieue ouest d'Al-Bab et avaient l'intention d'occuper les hauteurs surplombant la ville. Cependant, il y a dix jours, le «bouclier» s'est fissuré, lorsque les unités d’ISIS se sont opposées aux troupes turques dans un assaut frontal, infligeant de lourdes pertes à l'armée turque. Les terroristes « d’Allah et son Prophète », comme le proclame leur torchon noir, disent que dans une seule bataille, la Turquie a perdu jusqu'à 70 soldats et trois chars modernes. Immédiatement après l'annonce, ISIS a commencé à diffuser des vidéos mettant en vedette la destruction des véhicules blindés turcs. L'état-major turc a annoncé avoir perdu 14 militaires, 10 chars Leopard fabriqués en Allemagne, un char de combat principal M-60, des transporteurs de troupes et un véhicule blindé Cobra. Les images qui peuvent maintenant être trouvées sur Internet représentent des véhicules blindés turcs gravement endommagés par des missiles TOW livrées par Obama aux terroristes islamistes d’ISIS.
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Gouvernorat d'Al-Hassakah
Mais personne ne devrait être vraiment surpris à ce stade, car les médias turcs ont signalé à la fin de Décembre que Washington a intensifié ses efforts d'approvisionnement en armes pour les radicaux via le gouvernorat syrien Al-Hasakah. Il a été noté que l'ambassadeur des États-Unis à Ankara, John Bass, voulait persuader les journalistes turcs que Washington ne soutenait pas directement les terroristes d’ISIS. Mais l'aéroport de la ville syrienne de Rumeylan (dans ce gouvernorat) a vu un nombre toujours croissant d'avions de transport américains atterrir pour décharger des dizaines de tonnes d’armes sophistiquées. Ces armes sont ensuite transportées par des hélicoptères américains vers différentes parties du pays et livrées aux terroristes, dont ceux d’ISIS et d’al-Nosra/al-Qaïda. Selon les journalistes turcs, la dernière grande livraison d'armes a eu lieu le soir du 27 décembre. Il est également noté que des armes sont livrées en Syrie via des centaines de camions, transportant leur cargaison mortelle de la ville irakienne d'Erbil aux zones contrôlées par les Kurdes syriens.
Ce n'est pas par hasard qu'après la libération d'Alep, les troupes syriennes ont trouvé des stocks d'armes et d'explosifs fabriqués aux États-Unis, en Allemagne et en Bulgarie, y compris une grande quantité de missiles antichar.
Alors que l'opération d'Alep a été un tournant dans le conflit armé syrien, la Maison Blanche est toujours pressée de fournir un soutien maximal à l'opposition dite "modérée" en Syrie, mais maintenant il est clair pour presque tout le monde que Washington aide massivement ISIS.


La décision de fournir des troupes anti-gouvernementales en Syrie avec toutes sortes d'armes, y compris les MANPADS, qui a été signé par le président Barack Obama le 23 décembre, peut conduire à une nouvelle escalade du conflit syrien et de nouvelles victimes.


Il y a donc des raisons plus que suffisantes pour que le ressentiment d'Ankara contre l'administration Obama,  puisqu'elle est directement responsable de la mort de tous les soldats turcs tués par ISIS/Daech.


Turquie et Bulgarie: Deux membres de l'OTAN sur les côtés opposés des barricades syriennes

Les années de conflit armé en Syrie et les récents succès des forces gouvernementales ont exacerbé les conflits internes au sein de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, en raison des différentes compréhensions par les membres de cette alliance militaire de ses buts et objectifs en Syrie.
Il est de plus en plus évident que les États-Unis et un certain nombre d'autres pays membres de l'OTAN opérant en Syrie ont apporté leur soutien aux groupes terroristes de l'État islamique (ISIS) et de Jabhat al-Nosra. Pendant la libération d'Alep, d'énormes arsenaux d'armes et de munitions produits en Bulgarie, un pays membre de l'OTAN, ont été découverts par les forces gouvernementales syriennes. Ils comprenaient près de 4.000 projectiles pour le système de lance-roquettes Grad, les munitions pour les canons antichars et les grenades propulsées par des fusées. Au moins huit entrepôts abandonnés par les terroristes ont également été découverts, contenant deux millions de tours pour les mitrailleuses lourdes. Les munitions laissées par les militants portaient des étiquettes VMZ - le fabricant d'armes bulgare Vazovski Mashinostroitelni Zavodi.
 «Le fait que la Turquie ait réussi à parvenir à une telle coordination avec la Russie se heurte à un mélange de perplexité et de colère chez ses alliés de l'OTAN, principalement les États-Unis et l'Union européenne. Ils craignent que ces développements ne séparent la Turquie de l'Europe et des structures euro-atlantiques. Ils craignent que des organisations comme l'Organisation de coopération de Shanghai et l'Union économique eurasienne ne deviennent un atout pour la Turquie », écrit le journal Hürriyet.
Un pays membre de l'OTAN, la Bulgarie, arme des terroristes avec des armes modernes. Ces mêmes terroristes utilisent ces armes pour tuer et les civils les soldats d'un autre pays membre de l'OTAN, la Turquie.
Il est peu probable que les commandants militaires de l'OTAN ignorent l'ambiguïté de la situation actuelle, une situation dans laquelle les États-Unis et la Bulgarie, d'une part, et la Turquie, d'autre part, se battent sur des côtés opposés des barricades syriennes. Pourtant, il est clair que Washington et Bruxelles sont tout simplement incapables de revoir leurs priorités. Parce que l'Occident poursuit maintenant un seul objectif en Syrie : s'opposer à la Russie.
Washington et ses alliés les plus proches parlent maintenant dans le cadre d'un paradigme géopolitique anti-russe, remplaçant l'ancien leitmotiv "Assad doit partir". Et le porte-parole du département d'État américain, Mark Toner, ne pouvait penser à rien de mieux pour qualifier les accusations du président turc de «ridicules», bien que les faits confirment les accusations proférées par Erdogan. En particulier, le fait que la capture des Palmyre par les terroristes n'a été possible que grâce à la coopération active de la coalition dirigée par les États-Unis.
La lutte contre le terrorisme ne peut tolérer une double norme et il semble que la Turquie ait commencé à le réaliser.
Il ne fait guère de doute que le développement ultérieur du processus de paix syrien sous la forme de la coopération émergente entre la Turquie avec Moscou, Téhéran et Damas pourrait provoquer une réaction des États-Unis, de l'Arabie saoudite et du Qatar. Il est donc nécessaire de surveiller les tentatives de déstabilisation de la situation en Syrie et en Turquie dans la perspective d'une réunion qui aura lieu à Astana (Kazakhstan) début 2017 entre les dirigeants de la Russie, de la Turquie et de l'Iran.
 


Hannibal GENSERIC 




Annexe : Daech, Erdogan, Poutine  : le dessous des cartes 

Après la Syrie, l'Irak, puis la Libye, les Occidentaux lancent Daech contre la Turquie.  Caroline Galactéros estime que les présidents russe et turc jouent dans leur rapprochement un jeu à la fois habile et prudent. Pour la géopolitologue, ce sont deux qualités que l’Occident ignore.
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L’État islamique a revendiqué l’attaque commise contre une discothèque d’Istanbul pendant la nuit du nouvel An. Sur fond de réconciliation avec la Russie, la Turquie est-elle devenue une cible prioritaire de l’État islamique?
Caroline GALACTEROS. – Prioritaire peut-être pas, mais il est certain que la convergence russo-turque et la prise en main du jeu politique syrien et du processus diplomatique par le trio russo-turco-iranien rebattent les cartes de façon inquiétante pour l’État islamique qui peut chercher à «punir» son ancien allié ou à lui faire infléchir sa nouvelle ligne. En effet, le rapprochement entre Moscou et Ankara surplombe et menace la marge de manœuvre politique et militaire et la capacité de nuisance, mais aussi le statut «à part» dans l’échelle de l’horreur (et donc dans la capacité d’attraction et recrutement) de l’État islamique. De facto, en remettant en cause leur collusion ancienne avec Ankara qui l’a longtemps avantagé par sa complaisance voire son soutien, ce rapprochement tactique le ravale au rang d’une organisation terroriste presque comme une autre, notamment comme Al-Qaïda, proche mais rival cousin…
Quelle peut être la réaction du président Erdogan?
L’analyse de la situation et les priorités du pouvoir turc ont bougé. Il s’agit désormais pour le président Erdogan de s’asseoir à la table des vainqueurs (ce que ne lui garantissait pas – et certainement moins encore aujourd’hui – Washington) et de retirer les fruits concrets d’un axe militaro-diplomatique avec Moscou en matière d’influence et d’emprise politique et territoriale sur le théâtre syrien (mais aussi en Irak, selon l’évolution de la situation et dans le cadre d’un partage des rôles entre Washington et Moscou une fois le président Trump aux affaires). On ne peut exclure qu’Ankara n’ait pour ambition de rassembler progressivement sous sa tutelle les divers groupes islamistes sunnites prêts à une négociation avec Moscou et le régime Syrien, afin de s’assurer à travers eux une influence importante dans la Syrie future qui pourrait mêler une structure d’État unitaire et une décentralisation interne forte selon des lignes confessionnelles et territoriales.
L’accroissement du terrorisme djihadiste en Turquie peut-il changer la position d’Ankara vis-à-vis des Kurdes?
Les Kurdes restent la cible politique interne première du pouvoir turc. Il devient d’ailleurs de plus en plus probable qu’ils fassent ultimement les frais de la gestion croissante du conflit par les grandes puissances régionales ou globales. Aucune n’a véritablement intérêt à céder à leurs revendications nationales et les Kurdes demeurent handicapés par leurs propres rivalités internes. Ils sont donc utilisés par les uns et les autres comme force d’appoint ou d’avant-garde au gré des nécessités militaires d’affrontements localisés. De leur point de vue, ils ont tout intérêt à conserver ou développer leur capacité de nuisance ou d’interférence résiduelle dans le jeu régional comme sur le sol turc, et plus encore à faire en sorte que Moscou n’en arrive pas à vouloir ou devoir les sacrifier totalement à son rapprochement tactique avec Ankara. Ce qui n’est pas exclu.
Cette stratégie russophile de la Turquie vous paraît-elle habile et crédible?
Il ne s’agit pas de russophilie – ni de russophobie d’ailleurs -, mais d’une évaluation qu’il faut bien reconnaître «créative» et habile, par le président Erdogan, des intérêts politiques nationaux turcs et des siens plus personnels sans doute. La Turquie a simplement fini par devoir admettre qu’elle pèserait plus, y compris vis-à-vis de Washington, dans une alliance avec la Russie – qui s’est imposée comme principal décideur du futur syrien – que contre elle. Face à ce réalisme froid, nous restons malheureusement intellectuellement sidérés et sans rebond. Nous avons manifestement le plus grand mal à comprendre l’ampleur du bouleversement stratégique en cours. Un bouleversement mondial dont le Moyen-Orient n’est que l’un des théâtres d’expression.
D’où pourrait venir cette erreur occidentale de jugement?
Les lignes bougent et bousculent sans ménagement nos schémas de pensée confortables. On incrimine la faiblesse américaine pour expliquer la prise d’ascendant russe ; certains analystes vont même désormais jusqu’à dire que l’Amérique ne se serait pas vraiment impliquée dans le conflit syrien (sic!) alors qu’elle s’est bel et bien engagée dans la déstabilisation de l’État syrien via des groupes rebelles et selon son nouveau mantra du «commandement de l’arrière» (leadership from behind). Simplement, cette entreprise de regime change violent, à laquelle des puissances européennes ont activement participé, a clairement échoué. Dont acte? Même pas! Car le plus grave de mon point de vue n’est pas là. Ce qui me semble très dommageable et dangereux, c’est qu’alors que l’on proclame chaque jour après chaque attentat notre volonté de combattre la terreur islamiste qui cible avec constance nos propres sociétés, l’on refuse obstinément de saisir l’opportunité stratégique que constituerait un front commun occidentalo-russe dans cette lutte.
Quel serait l’intérêt d’un tel rapprochement avec Moscou?
Encore une fois, il ne s’agit ni d’entrer en fusion amoureuse avec Moscou ni de mésestimer les calculs et arrière-pensées russes (nous avons les nôtres), mais de faire un pari hors normes et à très fort rapport pour chacune des parties: celui du sens d’une convergence de fond vigilante mais authentique, inédite mais salutaire entre les deux piliers de l’Occident. Cela demande évidemment un peu d’envergure, d’audace et d’ambition. Alors, devant l’effort requis par une telle métamorphose, nos élites déphasées préfèrent l’enlisement dans un combat d’arrière-garde. Alors que nous sommes entrés, qu’on le veuille ou non, dans une phase d’innovation géopolitique majeure – certes à l’initiative de Moscou – qui balaie l’ordre ancien, une grande partie de l’establishment américain autour de l’Administration sortante s’y accroche désespérément.
Vous pensez à l’affaire des hackers russes qui auraient influencé l’élection de Donald Trump…
C’en est effectivement la manifestation pathétique. Cette guéguerre américano-américaine, dont le nouveau président américain est en fait la cible première et Vladimir Poutine l’instrument, démontre tristement combien le sort du Moyen-Orient et de ses populations sacrifiées est secondaire pour un appareil dirigeant américain (OTAN incluse) qui voit vaciller ses intérêts et ses rentes de situation et ne s’y résout pas. Alors, on s’arc-boute, ici comme là-bas, autour de nos vieux totems grimaçants, on s’accroche aux vieilles lignes de fracture, on préfère une bonne vieille Guerre froide ranimée à un axe occidental Moscou-Washington novateur qui serait pourtant un moteur fabuleux pour une renaissance de notre civilisation empêtrée dans ses contradictions et son cynisme mis à nu. Washington, où l’équipe sortante fait tout pour enfermer le nouveau président américain dans un piège qui l’empêcherait de mener à bien son projet de resetavec Moscou. Il s’agit de l’acculer à l’inaction stratégique et de lui faire craindre, s’il persiste, d’être accusé par une opinion publique brainwashée méthodiquement, de trahir rien moins que les intérêts nationaux en voulant dialoguer enfin intelligemment avec la Russie. On nage en plein délire, et il ne serait pas étonnant que l’on entende bientôt parler de possible «intelligence avec l’ennemi» pour discréditer plus encore le nouveau président et mettre à mal ses projets.
Comment jugez-vous la réaction de Vladimir Poutine et Donald Trump à ce «délire»?
Donald Trump ne s’y est pas trompé, et Vladimir Poutine non plus, qui a refusé de céder à l’escalade des représailles diplomatiques via la livraison d’espions américains en miroir aux «représailles» américaines. Le président russe est trop habile et préfère avoir le triomphe modeste quand Barack Obama et Hillary Clinton se fourvoient dans une défaite infantile et bruyante. Le président-élu mesure sans doute parfaitement le champ de mines que le président sortant est en train de poser à Washington, et plus concrètement en Syrie, avec la reprise des livraisons de Manpads (missiles portatifs) aux groupes rebelles qui ne sont pas encore rentrés dans le rang, claire menace pour les avions et hélicoptères russes. Il s’agit de faire capoter le cessez-le-feu et le processus diplomatique que Moscou, Téhéran et Ankara tentent de faire tenir dans la perspective de la prochaine Conférence d’Astana qui doit dessiner les contours d’un accord politique viable.
Bref, «l’ancien monde» a la vie dure. Le cadavre bouge encore. La question est donc: est-on capable d’exploiter la fenêtre d’opportunité extraordinaire qui nous est donnée de «faire du neuf», du conséquent, de l’efficace et plus encore, de restaurer la crédibilité occidentale si abîmée depuis 15 ans par le cynisme structurel de nos interventions soi-disant «morales»? Va-t-on enfin partir du réel et des opportunités qu’il ouvre pour mener une lutte existentielle contre une menace qui ne faiblira pas tant que l’on ne fera pas front commun contre elle? Ou bien préfèrera-t-on persister à s’aveugler en maugréant contre ce monde qui ne nous obéit plus au doigt et à l’œil, à se réfugier dans un manichéisme dépassé qui fait le jeu de l’adversaire, à s’enkyster dans des schémas de pensée rétrogrades qui ne fonctionnent plus et nous rendent vulnérables? Pour la France et pour l’Europe, ce dilemme est crucial.

Caroline Galactéros
dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger Les Lignes