dimanche 10 juillet 2016

Le référendum n’est pas le climax de la souveraineté populaire

Le Brexit montre une nouvelle fois à quel point le référendum est à la démocratie ce que les œufs de lump sont au caviar, un vague succédané et non le summum de la souveraineté populaire qu’il est devenu depuis une vingtaine d’années sous l’impulsion de partis que l’on dit à tort «populistes», alors qu’ils sont xénophobes, nationalistes, autoritaires, à l’image du FN. Eux ont compris l’usage qu’ils peuvent en faire dans leur marche vers le pouvoir, puisqu’ils peuvent emporter une décision irréversible en étant politiquement minoritaires.
Référendum après référendum, on ne peut que constater les dommages qu’ils causent à la démocratie représentative, car ils procèdent de l’idée que les représentants du peuple, pourtant démocratiquement élus, sont illégitimes pour engager leur pays, car incompétents, manipulateurs, soumis aux puissances de l’argent et bien sûr indifférents aux citoyens.
Le référendum, c’est l’exact contraire de la démocratie, qui n’est pas la dictature brutale de la majorité sur la minorité, mais un mécanisme complexe de pouvoirs-contrepouvoirs destinés à éviter les décisions prises à l’emporte-pièce, sur la base de mensonges ou pour des motivations qui n’ont rien à voir avec le sujet, et les réponses simplistes à des questions complexes, comme celle de l’appartenance à l’UE. Contrairement à un vote du Parlement, qui peut être renversé par une autre majorité, le référendum est devenu LA parole du peuple et sa remise en cause, extrêmement difficile, comme l’a montré l’adoption du traité de Lisbonne en 2007 à la suite du «non» français de 2005 qui est toujours contesté. Le drame est que quasiment personne, dans les partis de gouvernement, n’ose plus remettre en cause la légitimité de cet instrument par crainte d’apparaître comme «méprisant»et «élitiste».
Certes, on brandit en permanence le modèle suisse. Or, chacun a ses traditions dans ce domaine. En France, le référendum a toujours été un instrument plébiscitaire : on vote pour ou contre le pouvoir en place. En Allemagne, les nazis l’ont utilisé de la même façon et c’est pour cela qu’il est devenu tabou. Surtout, il laisse des blessures difficilement cicatrisables, puisqu’il aboutit à une opposition binaire sur des questions infiniment complexes, loin de tout compromis, qui est la base de la démocratie parlementaire : en Belgique, par exemple, le dernier référendum, celui de 1950 sur la question royale, a conduit le pays au bord de la guerre civile. Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit laisse le pays profondément divisé, au point que son existence est menacée.
Comme le disait Alexander Hamilton, l’un des pères de la Constitution américaine, en 1788, «les principes républicains n’exigent point qu’on se laisse emporter au moindre vent des passions populaires ni qu’on se hâte d’obéir à toutes les impulsions momentanées que la multitude peut recevoir par la main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour trahir ses intérêts. Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu’arriver au bien public, cela est vrai ; mais il se trompe souvent en le cherchant […]. Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le devoir de tous ceux qu’il a préposés à la garde de ses intérêts est de combattre l’erreur dont il est momentanément la victime afin de lui donner le temps de se reconnaître et d’envisager les choses de sang-froid. Et il est arrivé plus d’une fois qu’un peuple, sauvé ainsi des fatales conséquences de ses propres erreurs, s’est plu à élever des monuments de reconnaissance aux hommes qui avaient eu le magnanime courage de s’exposer à lui déplaire pour le servir.» Si l’on avait consulté les Britanniques sur la poursuite de la guerre en 1940 ou les Français sur la réconciliation avec l’Allemagne en 1950, quelle aurait été la réponse ?
Même le législateur veille à se protéger de ses propres pulsions pour les décisions les plus importantes. Pour modifier une Constitution, des conditions très strictes de quorum et de majorité qualifiée sont fixées : dans certains pays, comme en Grèce, le nouveau texte doit même être voté par deux législatures successives. Dans le cas britannique, les «Brexiters» ne représentent que 36 % du corps électoral (52 % de 70 %), alors que leur décision aura des conséquences irréversibles. Et, souligne l’ex-Premier ministre belge Guy Verhofstadt, dans une démocratie représentative, on sait qui est responsable d’une décision et on peut lui demander des comptes, alors que dans un référendum, personne n’est responsable. Si l’on veut malgré tout maintenir des référendums, pourquoi, comme le propose Kenneth Rogoff, prof d’économie et de sciences politiques à Harvard (1), outre un quorum, ne pas exiger une majorité qualifiée (60 % ou 65 %) ou, au moins, une majorité simple du corps électoral sur des questions qui engagent l’avenir du pays, voire un second vote un an plus tard pour confirmer qu’il ne s’agissait pas d’une simple photographie de l’opinion ? La démocratie représentative a ses garde-fous. La démocratie directe, si elle veut garder le nom de démocratie, doit aussi avoir les siens.
(1) Les Echos du 30 juin.
Source : Libération, Jean Quatremer, 06-07-2016

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