dimanche 19 juin 2016

Une Amérique réduite au silence alors qu’elle se prépare à la guerre



Peu importe qui sera le prochain président des Etats-Unis, les interventions militaires américaines continueront voire s’amplifieront. Le déroulement de la présidentielle en est la preuve, analyse l’écrivain américain de John Pilger.

De retour aux États-Unis en cette année électorale, je suis frappé par le silence. J'ai fait des reportages sur quatre campagnes présidentielles, à commencer par celle de 1968 - j'étais avec Robert Kennedy quand on lui a tiré dessus, j’ai vu son assassin s’apprêter à le tuer.
Cela a été un baptême à l’américaine, accompagné de la violence enragée de la police de Chicago à la convention truquée du Parti démocrate. La grande contre-révolution avait commencé.
Le premier à avoir été assassiné cette année-là, Martin Luther King, avait osé faire un lien entre les souffrances des Afro-Américains et le peuple du Vietnam. Quand Janis Joplin chantait «Freedom’s just another word for nothing left to lose», elle parlait peut-être inconsciemment des millions de victimes américaines ayant perdu leur vie dans des endroits éloignés.

Un tiers des membres des Nations Unies ont senti les coups de pieds de Washington

«Nous avons perdu 58 000 jeunes soldats au Vietnam, et ils sont morts en défendant votre liberté. Maintenant, ne l’oubliez pas» : ce sont les mots d’un guide du National Parks Service que j’ai filmé la semaine dernière au Lincoln Memorial à Washington. Il s’adressait à un groupe de jeunes adolescents-lycéens en t-shirts orange vif. Machinalement, dirait-on, il transforme la vérité sur le Vietnam en un mensonge incontesté.
Les millions de Vietnamiens morts ou mutilés, empoisonnés et dépouillés par l'invasion américaine n'ont pas de place historique dans ces jeunes têtes, pour ne pas parler de quelques 60 000 anciens combattants sacrifiés. On a souvent demandé à un de mes amis, un marine devenu paraplégique au Vietnam : «De quel côté t’es-tu battu ?»
Il y a quelques années, j’ai participé à une exposition populaire appellée «The Price of Freedom» (le prix de la liberté), organisée à la vénérable Smithsonian Institution à Washington. Des foules de gens ordinaires, essentiellement des enfants se traînant à travers la grotte d’un Père Noël révisionniste, avalaient toute une variété de mensonges : le bombardement atomique d'Hiroshima et de Nagasaki a sauvé «un million de vies» ; l'Irak a été «libéré grâce aux frappes aériennes d’une précision sans précédent». Le thème était héroïque, avec une assertion sans nuance : seuls les Américains paient le prix de la liberté.

Des foules de gens ordinaires, essentiellement des enfants avalaient une variété de mensonges : le bombardement atomique d'Hiroshima et de Nagasaki a sauvé «un million de vies»

La campagne électorale de 2016 est remarquable non seulement à cause de la montée en puissance de Donald Trump et de Bernie Sanders, mais aussi à cause de la résilience d'un silence persistant quant à ce droit divin meurtrier que les Etats-Unis se sont auto-accordé. Un tiers des membres des Nations Unies ont senti les coups de pieds de Washington : les renversements de gouvernements, la subversion de la démocratie, les blocus, les boycotts. La plupart des responsables ont été des présidents libéraux - Truman, Kennedy, Johnson, Carter, Clinton, Obama.
Le record de perfidie est à couper le souffle et il a tellement muté dans l'esprit public, que le regretté Harold Pinter a écrit qu'il «n'a[vait] jamais eu lieu... Rien ne s’est jamais produit. Même pendant que cela se passait, il ne se passait pas. Cela n'a pas d'importance, c’est dépourvu de tout intérêt. Cela n'a pas d'importance...». Pinter faisait mine d’admirer ce qu'il appelait «une manipulation tout à fait clinique du pouvoir dans le monde entier qui se fait passer pour une force [agissant] pour le bien universel. C’est un exemple d’hypnose – brillant, voire spirituel, et très réussi».

Obama a promis d'aider «à débarrasser le monde des armes nucléaires»; aucun président américain n’a construit plus d’ogives nucléaires qu’Obama

Prenez Obama. Au moment où il s’apprête à quitter ses fonctions, l'adulation a commencé une fois de plus. Il est «cool ». L'un des présidents les plus violents, Obama a accordé les pleins pouvoirs de décision à la machine belligérante du Pentagone de son prédécesseur discrédité. Il poursuivi le plus de lanceurs d’alerte – des diseurs de vérité – que n’importe quel autre président. Il a déclaré que Chelsea Manning était coupable avant-même la fin de son procès. Aujourd'hui, Obama dirige une campagne mondiale sans précédent de terrorisme et d’exécutions par drone.
En 2009, Obama a promis d'aider «à débarrasser le monde des armes nucléaires» et a reçu le prix Nobel de la paix ; aucun président américain n’a construit plus d’ogives nucléaires qu’Obama. Il a «modernisé» l’arsenal américain du «jugement dernier», y compris une nouvelle arme nucléaire, «mini», dont la taille et la technologie «intelligente» ont poussé l’un des principaux généraux à assurer que sa mise en service n’était «plus impensable».
James Bradley, l'auteur du best-seller Flags of Our Fathers (Les drapeaux de nos pères) et fils de l’un des marines américains ayant soulevé le drapeau sur Iwo Jima, a dit: «Un grand mythe que nous voyons se jouer est celui d'Obama comme une sorte de gars paisible qui essaie de se débarrasser des armes nucléaires. [Mais] il est le plus grand guerrier nucléaire. Il nous engage dans une course ruineuse en dépensant un billion de dollars pour plus d'armes nucléaires. D'une certaine manière, les gens vivent dans ce fantasme : parce qu'il donne de vagues conférences et fait de nouveaux discours et des séances de photo qui font chaud au cœur, il donne l’illusion en quelque sorte d’être attaché à de vraies politiques. Ça n’est pas le cas.»

L'un des présidents les plus violents, Obama a accordé les pleins pouvoirs de décision à la machine belligérante du Pentagone

Sur la montre «Obama», une seconde guerre froide est en cours. Le président russe est un méchant pantomime ; les Chinois ne sont pas encore à leur sinistre caricature à nattes – comme à l’époque où les Chinois étaient interdits aux États-Unis – mais les guerriers des médiatiques y travaillent.
Ni Hillary Clinton, ni Bernie Sanders n’ont mentionné tout cela. Il n'y a ni risque ni danger pour les Etats-Unis et pour nous tous. Pour eux, le plus grand renforcement militaire sur les frontières de la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale n'a pas eu lieu. Le 11 mai, la Roumanie a été sous les feux de la rampe avec une base de défense antimissile de l’OTAN, qui pointe ses missiles américains de première frappe au cœur de la Russie, la deuxième puissance nucléaire du monde.
En Asie, le Pentagone envoie des navires, des avions et des forces spéciales aux Philippines pour menacer la Chine. Les États-Unis encerclent déjà ce pays avec des centaines de bases militaires qui forment un arc reliant l'Australie à l’Asie et passant par l'Afghanistan. C’est ce qu’Obama appelle le «pivot».
Conséquence directe : la Chine aurait changé sa politique d'armement nucléaire en changeant son statut de non-utilisation en premier à celui de haute alerte et en faisant sortir en mer des sous-marins dotés d’armes nucléaires. L'escalator s'emballe.
C’était Hillary Clinton qui, en tant que Secrétaire d'Etat en 2010, avait élevé les revendications territoriales concurrentes de quelques rochers et récifs de la mer de Chine méridionale au statut de question internationale ; l’hystérie de CNN et de la BBC avait suivi ; la Chine construisait des pistes d’atterrissage sur les îles disputées. Dans son exercice de guerre titanesque de 2015, l’opération Talisman Sabre, les Etats-Unis se sont entraînés à «bloquer» le détroit de Malacca, à travers lequel passe la majeure partie du pétrole et du commerce de la Chine. Ça n’est pas passé aux infos.

L'élection de Trump ou de Clinton est l'ancienne illusion du choix qui n'en est pas un : les deux faces d'une même médaille

Clinton a déclaré que l'Amérique avait un «intérêt national» dans ces eaux asiatiques. Les Philippines et le Vietnam ont été encouragés et soudoyés pour poursuivre leurs revendications et leurs vieilles inimitiés contre la Chine. En Amérique, les gens sont conditionnés pour voir toute position défensive chinoise comme offensive ; ainsi le terrain est préparé pour une escalade rapide. Une stratégie similaire de provocation et de propagande est appliquée à la Russie.
Clinton, la «candidate des femmes», laisse une trace de coups sanglants : au Honduras, en Libye (plus l'assassinat du président libyen) et en Ukraine. Cette dernière est maintenant un parc à thème de la CIA, grouillant de nazis, et la ligne de front d'une guerre frappant à la porte de la Russie. C’est à travers l'Ukraine - littéralement, «sur la frontière» - que les nazis d'Hitler ont envahi l'Union soviétique, qui a perdu 27 millions de personnes. Cette catastrophe épique reste dans les esprits des Russes. La campagne présidentielle de Clinton a reçu de l'argent de tous, mais en premier lieu de l'un des dix plus grands fabricants d'armes du monde. Aucun autre candidat n’a été jusque-là.
Sanders, l’espoir de beaucoup de jeunes Américains, n’est pas très différent de Clinton dans sa vision possessive qu’il a du monde, au-delà des États-Unis. Il a soutenu le bombardement illégal de la Serbie par Bill Clinton. Il soutient le terrorisme par drone d’Obama, la provocation de la Russie et le retour des forces spéciales (escadrons de la mort) en Irak. Il n'a rien à dire à propos des menaces agaçantes qui pèsent sur la Chine, du risque de plus en plus grand d’une guerre nucléaire. Il est d’accord qu’Edward Snowden devrait subir son procès et il appelle Hugo Chavez - un social-démocrate comme lui – «un dictateur communiste mort». Il promet de soutenir Clinton si elle est nommée.

Une base de défense antimissile de l’OTAN pointe ses missiles américains de première frappe au cœur de la Russie

L'élection de Trump ou de Clinton est l'ancienne illusion du choix qui n'en est pas un : les deux faces d'une même médaille. En désignant les minorités comme bouc émissaire et en promettant de «rendre  l'Amérique grande à nouveau», Trump est un populiste national d'extrême droite ; mais avec une Clinton le danger peut être encore plus mortel pour le monde.
«Seul Donald Trump a dit quelque chose de significatif et de critique sur la politique étrangère américaine», a écrit Stephen Cohen, professeur émérite d'histoire russe de Princeton et l’Université de New York, l'un des rares experts de la Russie qui, aux Etats-Unis, parle du risque de guerre.
Dans une émission de radio, Cohen fait référence à des questions essentielles que seul Trump a évoquées. Parmi celles-ci : pourquoi les Etats-Unis sont «partout sur le globe» ? Quelle est la vraie mission de l'OTAN ? Pourquoi les États-Unis poursuivent-ils toujours un changement de régime en Irak, en Syrie, en Libye, en Ukraine ? Pourquoi Washington traite la Russie et Vladimir Poutine en tant qu’ennemis ?

L'héritage [d'Obama]: la population carcérale, essentiellement noire, est maintenant est plus massive que le goulag de Staline

L'hystérie anti-Trump dans les médias libéraux sert d’illusion de «débat libre et ouvert» et de démocratie «à l’œuvre». Ses opinions sur les immigrés et les musulmans sont grotesques, mais le déporteur en chef des personnes vulnérables en Amérique n’est pas Trump mais Obama, dont l’héritage est la trahison des personnes de couleur : la population carcérale, essentiellement noire, est maintenant est plus massive que le goulag de Staline.
Cette campagne présidentielle pourrait ne pas être sur le populisme, mais sur le libéralisme américain, une idéologie qui se considère comme moderne, donc de qualité supérieure, et comme étant l’unique source de vérité. Ceux qui sont sur son aile droite ressemble en quelque sorte aux impérialistes chrétiens du XIXe siècle dotés d’un droit divin de convertir, ou de coopter, ou conquérir.
En Grande-Bretagne, c’est le blairisme. Le criminel de guerre chrétien Tony Blair a réussi à s’en tirer avec sa préparation secrète de l'invasion de l'Irak, en grande partie parce que la classe et les médias politiques libérale sont tombés amoureux de sa«cool Britannia». Dans le Guardian, les applaudissements étaient assourdissants ; cela a été appelé «mystique». Une diversion, connue comme la «politique identitaire», importée des États-Unis, était évidemment favorisée.

Sanders n’est pas très différent [...] Il a soutenu le bombardement illégal de la Serbie[...] Il soutient le terrorisme par drone et le retour des forces spéciales en Irak

On a déclaré l’histoire terminée, les classes supprimées, la problématique du genre promue, comme le féminisme; beaucoup de femmes sont devenues les nouvelles députés travaillistes. Le premier jour au Parlement, elles ont voté en faveur de la réduction des avantages des parents isolés - des femmes essentiellement – selon les instructions. La majorité d’entre elles ont voté pour une invasion qui a produit 700 000 veuves irakiennes.
Les équivalents, aux États-Unis, sont les bellicistes politiquement correctes du New York Times, du Washington Post, du réseau de télévision qui dominent le débat politique. Je regardais un furieux débat sur CNN sur les infidélités de Trump. Il était clair, disaient-ils, qu’on ne pouvait pas avoir confiance en un tel homme à la Maison Blanche. Aucun problème réel n'a été soulevé. Rien sur les 80% des Américains dont le revenu a chuté au niveau de celui des années 1970. Rien sur les dérives guerrière. Un conseil avisé serait de se «boucher le nez» et de voter pour Clinton : n’importe qui, mais pas Trump. De cette façon, vous arrêtez le monstre et préservez un système qui se languit d’une autre guerre.


John Pilger
journaliste, cinéaste et écrivain. Pour ses films documentaires il a remporté un Emmy et un prix de l’Académie britannique des arts de la télévisions et du cinéma (BAFTA). Son épopée de 1979, «Cambodge l’année zéro», est classée par le British Film Institute parmi les dix documentaires les plus importants du 20e siècle.