lundi 18 avril 2016

TUNISTAN. « Le vrai programme des islamistes» publié dans les années 1972 à 1979





D’aucuns considèrent aujourd’hui que "la transition démocratique" de la Tunisie aurait connu un tour différent si le brillant juriste Mohamed Charfi avait été vivant en 2011. Ses analyses fines et rigoureuses, sa passion pour la liberté, son attachement à la raison auraient sans le moindre doute pesé dans les débats sur l’Islam et sur la réforme constitutionnelle, s’il n’avait pas disparu en 2008. Dans cet extrait qui a une coloration prémonitoire, l’auteur d’ « Islam et liberté : Le malentendu historique » paru aux éditions Albin Michel en 1999, nous livre son opinion sur le projet politique des islamistes désormais au pouvoir, en s’appuyant notamment sur les articles parus dans l’ancienne revue d’Ennahdha, Al Maàrifa. Ce rappel instructif des fondements de la doctrine des islamistes à travers le regard de Charfi nous permet de bénéficier de l’analyse que l’auteur nous a livrée par avance sur la scène politique actuelle.



Mohamed Charfi – En réalité, les islamistes ont une revendication : l’application de la charia ; et deux phobies : l’Occident et la femme. Pour réaliser l’intensité de leur aversion à l’égard de l’Occident, et tout ce qui est occidental ou ce qu’ils appellent les esprits occidentalisés, il faut lire la revue Al Maàrifa que les intégristes tunisiens ont publiée entre 1972 et 1979 en toute liberté quand Bourguiba et son régime les encourageaient pour qu’ils les aident à mieux réprimer la gauche, les syndicalistes et les démocrates.

A l’époque, ces islamistes n’avaient pas encore appris l’art du camouflage et du double langage ; ils écrivaient ce qu’ils pensaient.

Pour eux, la liberté et la démocratie sont des « idoles », l’Occident a inventé le christianisme et le communisme qui sont aujourd’hui tous les deux manipulés par le sionisme. C’est pour servir le complot sioniste que Freud, Darwin, Marx et Durkheim ont inventé la psychanalyse, la psychologie et la sociologie. Des penseurs tels que Descartes, Kant, Locke, Bachelard, Bergson, Sartre, Gide, Nietzsche sont cités en vrac et leurs pensées caricaturées en une phrase, parfois deux mots, pour être vite et vigoureusement dénoncées. Les sciences humaines sont rejetées en bloc. En même temps qu’il a propagé le mépris et la haine vis-à-vis de l’Occident, l’islamisme tunisien des années 1970 a développé à son égard les chimères les plus apocalyptiques. Il s’est bercé de l’illusion que l’Occident allait à sa perte, notamment à cause de la liberté de mœurs.

Avec l’Occident, le second diable est la femme. La revue Al Maàrifa, qui a été dirigée par Ghannouchi lui-même, les dernières années de sa parution, réduit le rôle social à la tenue de la maison et développe à son égard un discours de haine dont on a de la peine à s’imaginer qu’il puisse être tenu à la fin du XXe siècle. Pour en donner un petit aperçu, il suffit de rappeler que cette revue cite un hadith attribué au Prophète selon lequel il aurait dit : « La seule source de conflits et de désordres (fitna) que je laisse après moi, pour les hommes, ce sont les femmes » ; ou encore : « On m’a montré l’Enfer, j’y ai trouvé une majorité de femmes… Vous pouvez faire du bien à une femme toute votre vie ; mais si, un jour, vous faites quelque chose qui lui déplaît, elle vous dira que vous n’avez jamais été bon avec elle ».

El Maàrifa considérait Saïed Kotb et El Mawdoudi comme les théoriciens du mouvement islamiste moderne.

Pour l’Egyptien Saïed Kotb, « les courants philosophiques dans leur totalité, les courants de la psychologie dans leur totalité… les études sur la morale dans leur totalité… les doctrines sociales dans leur totalité… font partie de la pensée de la Jahilia, c’est-à-dire de la pensée non islamique – dans le passé comme à l’époque moderne -, une pensée influencée directement par les croyances anté-islamiques. D’une façon explicite ou d’une manière sournoise, la plupart de ces théories, probablement toutes ces théories, sont fondées sur des racines méthodologiques d’hostilité à la vision islamique en particulier. Le  mythe de la culture patrimoine de l’humanité qui n’a ni patrie, ni race, ni religion n’est juste que pour les sciences exactes et leurs applications scientifiques sans qu’on puisse dépasser ce domaine pour atteindre les explications philosophiques de la nature de l’être humain, de ses activités, de son histoire, ni la littérature, l’art et toutes les expressions poétiques. Ce sont certains des pièges de la juiverie mondiale ». Il faut donc rejeter tout ce qui n’est pas islamique.

Mais, même dans le patrimoine islamique, il faut opérer des distinctions. Pour le pakistanais Mawdoudi, en effet, après les quatre Califes sages, c’est-à-dire une trentaine d’années après la mort du Prophète, « s’est introduit en terre d’islam un mélange de philosophie, de littérature et de sciences venu de Grèce, d’Iran et des Indes. Ainsi ont vu le jour les conceptions mu’tazilites, les courants qui tendent à introduire le doute et l’athéisme… d’où la discorde et la multiplication des factions… et la naissance de la danse, de la musique, de la peinture qui sont des arts non islamiques qui ont été encouragés par ceux à qui il était interdit de s’adonner à ces arts vilains ».

Ce rejet global de tout ce que l’esprit humain a produit en dehors de la sphère islamique et même dans la sphère islamique s’il a été postérieur à l’époque du Prophète et des quatre Califes sages amène à rejeter, entre autres, la démocratie et tout esprit démocratique.

Mawdoudi et Saïed Kotb ont construit les fondements de l’islamisme politique contemporain à partir de prémisses qui valent la peine d’être rappelées. Pour ces auteurs, l’islam a libéré l’homme en remplaçant la soumission de l’homme à l’homme par la soumission de l’homme à Dieu. Le terme de soumission n’est pas assez fort pour traduire ouboudia qui signifie esclavage. Il n’y a de soumission qu’à Dieu qui, seul, a le pouvoir. Sinon, ce sera la « déification de l’homme ».

Saïed Kotb est clair sur ce point : « Déclarer que seul Dieu est Dieu pour l’ensemble de l’univers signifie la révolution globale contre toute attribution de pouvoir à l’être humain sous quelque forme ou régime que ce soit, la révolte totale, sur l’ensemble de la terre, contre toute situation où le pouvoir appartient aux hommes de quelque manière que ce soit. En d’autres termes, il faut se révolter contre toute situation où on déifie l’homme d’une manière ou d’une autre. Tout régime qui fonde la souveraineté sur la volonté des hommes est un régime qui déifie l’homme au lieu de Dieu ». L’homme n’est libre que s’il est l’esclave de Dieu. « La soumission à Dieu est le sommet de la libération ». « Sur la scène politique, il y a le parti de Dieu… parti unique, ils ne peuvent être plusieurs… les autres partis sont tous les partis du diable ou des despotes malfaisants ».

Les dirigeants intégristes tunisiens, tout en affirmant que ces auteurs sont les penseurs principaux du renouveau islamique, tout en nourrissant leurs adeptes de cette littérature, s’abstiennent, dans leurs déclarations publiques, de reprendre à leur compte des propos aussi clairs. Seule une fraction d’entre eux ose aller aussi jusqu’au bout de la logique doctrinale.

Ce sont les militants du PLI (Parti de la libération islamique) qui ont le « mérite » d’être clairs et conséquents et d’éviter le double langage.

En 1990, ce parti a publié en Tunisie et largement distribué, dans le milieu des étudiants de tous les établissements d’enseignement supérieur et même dans certains lycées secondaires, un opuscule signé du pseudonyme d’Abdelkadim Zalloum. Le livre porte sur sa couverture la mention de l’édition par le PLI, le titre : La Démocratie, régime d’athéisme et le sous-titre : « C’est un péché de l’adopter, de l’appliquer ou d’appeler à l’instaurer ».

Pour n’avoir pas à le résumer on se contentera de quelques citations :
« La démocratie est une innovation de l’Occident mécréant… Elle n’a aucun rapport ni de près ni de loin avec l’islam… Elle contredit l’islam dans son essence et dans ses règles » (p. 1). 
Elle est « la séparation de la religion et de la vie » (p. 8). 
Elle a été « inventée par le cerveau des hommes et non révélée par Dieu dans aucune religion » (p. 12).
« Le régime représentatif, les élections, la souveraineté populaire sont de purs mensonges, des falsifications des faits (p. 16). 
« La plus grande catastrophe du monde est l’invention de la théorie des libertés publiques, car elle entraine la dérive de la licence, de la liberté sexuelle et de l’homosexualité… l’humanité est ainsi rabaissée à un niveau plus bas que les animaux car ces derniers n’atteignent pas le même niveau de licence sexuelle » (p. 20).

« La société occidentale est une société d’homosexuels et de lesbiennes » (p. 22). « Elle est puante » (p. 23).

Elle a ourdi un complot contre l’islam en essayant de semer les germes de sa culture chez nous (p. 25) à travers « nos intellectuels occidentalisés » (p. 28) qui prétendent que « l’islam, lui aussi, contient démocratie et droits de l’homme… alors qu’il est parfaitement incompatible avec eux ». Dans l’islam, la souveraineté appartient à Dieu, pas au peuple. Si le peuple permet, par exemple, les rapports hors mariage, même s’il est unanime sur ce point, cela n’a aucune valeur. 
La minorité qui n’est pas d’accord sur ces dérives « a le droit de les combattre en tuant jusqu’à extirper le mal » (p. 46). 
Le seul mode de gouvernement légitime est le califat. Le calife peut consulter un parlement, mais, à la fin, il « décide tout seul selon la loi de Dieu » (p. 51). « Il n’y a pas de liberté publique dans l’islam » car l’homme est « lié pour tout ce qu’il doit faire et ne pas faire » (p. 55).

Quand on apprend que les militants du GIA ont tué en Algérie des moines qui priaient dans un monastère ou que ces militants ont égorgé des femmes enceintes, des bébés ou des vieillards, on pense que rien ne peut expliquer cette sauvagerie, que ce vent de folie est d’origine mystérieuse. En fait, il n’y a rien de mystérieux ; la littérature dont ces gens ont été nourris suffit à expliquer le comportement de ces militants qui ont subi des lavages de cerveau. On les a convaincus qu’ils sont investis de la mission divine de nettoyer la terre de tout ce qui est « puant » et que, ce faisant, ils se garantissent une place au paradis.

On se rappelle que Ali Belhaj déclarait dans ses discours enflammés, lors de la campagne électorale algérienne de 1991, que« la démocratie est un péché ».

Les défenseurs des intégristes s’ingénient à essayer d’atténuer la portée de ce genre de propos gênants, en disant que c’est une déclaration irréfléchie, que le verbe a dépassé la pensée, et qu’on serait donc mal venu, voire de mauvaise foi, de s’y accrocher et d’en tirer des conclusions. Pourtant, il est indéniable que c’est là, en fait, l’expression la plus fidèle de la doctrine islamiste.

Cette doctrine a été propagée en Tunisie à travers la revue El Maàrifa et dans les cercles de discussion des mosquées. Cet effort de propagande a porté ses fruits sur la jeunesse estudiantine des années 1980. A côté des portraits géants de Khomeiny, on pouvait lire sur les grandes banderoles à l’occasion des meetings organisés très fréquemment pendant cette période par les islamistes, sur le campus de Tunis, des slogans du genre : « Ni droite ni gauche, la solution est l’islam », « Ni occidental ni oriental, notre État sera islamique », « Non à l’invasion culturelle », « Non aux solutions importées », « Non aux symboles de la culture de l’échec : Taha Hussein, Mohamed Abdou, Ataturk ».

Qu’ils rejettent Ataturk, cela fait partie de leur idéologie et c’est donc compréhensible. Qu’ils rejettent Taha Hussein, un des esprits arabes les plus brillants de ce siècle, c’est regrettable. Mais qu’ils rejettent aussi Mohamed Abdou, qui a été un réformateur très modéré et un brillant défenseur de l’islam, c’est tout simplement aberrant.

Que les islamistes veuillent aujourd’hui raviver l’adversité millénaire entre le croissant et la croix au lieu du dialogue fraternel et fructueux qui commence à s’instaurer entre les religions, qu’ils s’opposent à tout progrès et qu’ils s’agrippent aux vieilles traditions, c’est leur affaire s’ils n’utilisent que des moyens pacifiques et s’ils se placent toujours sur le plan du débat d’idées. Mais il se fait que leur stratégie comme leurs moyens sont autres. 

20110603152943__mohamed-charfiMohamed Charfi, né en 1936 et décédé en 2008, était un intellectuel tunisien. Brillant juriste, il était professeur de droit à l’Université de Tunis. Il fut également l’une des plus éminentes figures de la défense des droits de l’Homme en Tunisie. Dans son ouvrage « Islam et liberté : le malentendu historique », Mohamed Charfi a mené une analyse rigoureuse de la relation entre la doctrine islamique à travers les siècles et la notion de liberté.

Source : http://fr.institut-kheireddine.org/2012/12/le-programme-des-integristes-ou-ennahdha-vue-par-mohamed-charfi/