lundi 7 décembre 2015

[Recommandé] Médias et Information : il est temps de tourner la page, par Viktor Dedaj

Article EXCEPTIONNEL de 2012 de Viktor Dedaj, sur les médias, hautement recommandé.
En fait, je le remercie, il m’a évité de l’écrire :)  C’est assez impressionnant, car j’avais justement plusieurs des images qu’il emploie en tête, comme quoi…
Comme vous le savez, je partage pleinement son “Le combat des médias n’est pas un combat annexe : il est devenu le combat.” C’est pour moi le principal sujet à traiter, car sans lui, il est parfaitement inutile d’espérer agir sur d’autres sujets – politiques économiques, sociales, européenne, étrangère, OTAN, euro… -, tout ceci ne peut pas se traiter sans une information libre et pluraliste. Tout simplement car il ne peut pas y avoir de Démocratie sans information (et éducation) de qualité.
D’où l’importance de ce billet majeur.
«  La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » David Bohm, 1977

Préambule

Si un boucher nous empoisonnait en nous vendant de la viande avariée, les consommateurs que nous sommes n’accepteraient jamais l’idée que «  les choses sont comme ça » et qu’il ne nous resterait plus qu’à trouver un autre fournisseur. Mais lorsqu’une journaliste du New York Times ment sciemment sur les armes de destruction massive en Irak – et participe à l’extermination d’un million et demi d’Irakiens innocents – elle se voit simplement «  remerciée » et l’affaire est classée dans le casier «  déontologie ». Ici, l’impunité est quasi-totale et même revendiquée par la profession journalistique au nom d’une «  liberté » qu’elle se garde bien de définir avec précision.
Pourtant, l’idée que «  l’information est devenue un produit de consommation comme un autre » n’est pas nouvelle. Mais ce serait alors le seul produit de consommation pour lequel il n’existe aucune date de péremption, aucun suivi ni traçabilité imposés par des textes, aucune association de consommateurs représentative ni aucune réglementation sur la qualité ou sur les normes.
Comment ont-ils réussi à nous faire admettre pour notre esprit ce que nous n’accepterions jamais pour notre corps ?

État des lieux : vite fait = mal fait

Un jour, j’ai reçu un coup de fil d’une journaliste de France-Info, une certaine Sophie Parmentier, «  grand reporter » est-il précisé sur le site de la radio, qui voulait m’interviewer sur un sujet précis concernant Cuba. Je me suis rapidement aperçu qu’elle ne connaissait pas le sujet et qu’elle cherchait à obtenir des réponses «  attendues ». Lorsque je lui ai demandé depuis quand elle était sur le sujet et proposé quelques sources à consulter et de me rappeler plus tard, elle m’a répondu qu’elle avait commencé à étudier son sujet à 9h00 et qu’elle devait le rendre à 16h00. En clair : elle n’avait pas le temps.
Faisons une expérience. Prenez au hasard un parterre d’inconnus. Examinez-les à tour de rôle et essayez d’énoncer une vérité sur chacun d’entre eux. A part de décrire quelques éléments physiques apparents, vous n’irez pas loin. Pour faire mieux, il faudrait poser des questions, éventuellement recouper des informations, etc. Bref, il vous faudra un élément essentiel à la recherche de la vérité : le temps. A présent, recommencez et, cette fois-ci, énoncez un mensonge. Facile : untel a marché sur la lune, un autre a traversé le Pacifique à la nage.
Cette simple, évidente et incontournable contrainte du temps, contrainte physique, mécanique, induit le truisme suivant : «  La vérité exige du temps alors que le mensonge s’accommode parfaitement avec la vitesse. »
Demandez à un garagiste de faire la révision de votre voiture en une heure. Maintenant demandez-lui de la faire en 5 minutes. Demandez à un médecin de vous ausculter en une demi-heure. Maintenant demandez-lui de le faire en 2 minutes. Par quelle magie les journalistes échapperaient-ils à la dégradation générale et inéluctable du résultat de leur travail induite par la réduction du facteur «  temps » ?
Obnubilés par la technologie qui permet la circulation quasi-instantanée de « données », on en oublie d’analyser le délai, pourtant essentiel, entre un fait et la transmission quasi-instantanée de données présentées comme des informations. Et plus ce délai est court, plus l’écart entre l’information et la réalité risque d’être – et même sera – grand. C’est mécanique, c’est physique, c’est incontournable. L’absence du facteur temps dans un métier où la vitesse est de plus en plus un «  critère » conduit inéluctablement à une dégradation continue de la qualité de l’information. Ceci est vrai même dans le cas de ce que nous appellerons un bon journaliste.
Ce qui nous permet de compléter le truisme : «  La vérité exige du temps alors que le mensonge s’accommode parfaitement avec la vitesse. Il s’ensuit que plus l’information va vite et plus elle est fausse. » Le contraire n’étant pas forcément vrai.
Ce phénomène de dégradation s’amplifie avec la complexité du sujet. En effet, annoncer qu’un train a eu une panne à tel endroit à telle heure peut se faire avec une certaine fiabilité. Après tout, la quantité d’information à traiter est limitée. Pour annoncer les résultats d’un matche de foot, c’est encore plus simple. Ici, la vitesse de traitement n’a qu’un effet mineur sur la vérité. A l’inverse, dans le cas d’un événement complexe (comme la Syrie par exemple), la vitesse de traitement produit inévitablement une dégradation de la qualité de l’information. Puisqu’il faut aller vite, et parce que l’événement est complexe, le résultat est prévisible : ce n’est pas la vitesse de traitement qui sera ralentie, mais l’événement qui sera simplifié pour pouvoir être traité dans les délais impartis. Et parce que la vitesse de traitement est relativement constante, tous les événements se verront donc compressés jusqu’à un niveau de «  compatibilité » avec les formats de transmission. Plus un sujet est complexe et plus la dégradation du significatif sera forte. A vitesse constante, la dégradation de la qualité de l’information est donc proportionnelle à la complexité du sujet traité.

Enjeu, complexité et vitesse : le trio perdant

Nous avons vu que le vitesse de traitement était relativement constante. Relativement, parce qu’il lui arrive de s’accélérer encore plus, notamment dans le cas d’événements exceptionnellement spectaculaires. Alors que la vitesse habituelle ne permet pratiquement aucun recul, aucune analyse sérieuse, il s’avère que dans les cas d’événements exceptionnels, la notion même de recul, de réserves, disparaît, pour céder la place à une débauche de «  savoir-faire » de pure forme.
Or, dans le cas du train en panne, l’enjeu politique est faible pour ne pas dire inexistant. Après tout, ça arrive. Dans le cas de la Syrie, pour garder cet exemple, l’enjeu politique est extrêmement élevé.
Si l’enjeu politique d’un événement est faible, la volonté de le manipuler sera faible. A l’inverse, plus un événement présentera un enjeu politique et plus une manipulation par les parties intéressées (notion plus large que les « parties concernées ») sera tentée – et plus la prudence et la réserve des grands médias devraient être de rigueur. C’est pourtant le contraire qui se produit.
Ainsi, la probabilité d’une manipulation d’un événement est directement proportionnelle à l’importance des enjeux politiques qui l’entourent alors que dans le même temps, la prudence des médias est inversement proportionnelle aux enjeux politiques. Leur prudence est donc – paradoxalement – inversement proportionnelle à la probabilité de manipulation. Conclusion : plus le risque de manipulation est grand, moins les médias jouent leur rôle. Moins les médias jouent leur rôle, plus la manipulation sera facilitée et par conséquence tentée, augmentant ainsi sa probabilité de manière exponentielle jusqu’à devenir «  quasi certaine ».
Notons au passage que l’attitude standard d’un «  consommateur de l’information » est de considérer que plus un événement est couvert par les médias, plus les risques de manipulation sont faibles et mieux nous sommes informés. Erreur classique et aux conséquences tragiques, ne serait-ce que parce que la multiplicité des médias n’a aucun rapport avec la multiplicité des sources et des opinions.
En résumé :
  • Le niveau de couverture médiatique d’un événement ne garantit aucunement la fiabilité des informations.
  • La mal-information (la partie «  involontaire ») est proportionnelle à la complexité d’un événement multipliée par sa vitesse de traitement. Plus un événement est complexe et plus son traitement est rapide, plus nous serons mal informés.
  • La manipulation (la partie «  volontaire ») est proportionnelle aux enjeux politiques multipliés par l’absence de réserve des médias. Plus les enjeux politiques d’un événement sont grands, moins les médias feront leur travail, et plus nous serons désinformés.
  • Lorsqu’un événement présente à la fois une complexité et un enjeu, la probabilité que nous soyons à la fois mal informés et désinformés est quasi certaine. Nos chances de connaître la vérité s’inversent donc et deviennent quasi nulles.
Ramené en une seule phrase : Plus un événement est complexe et présente un enjeu politique, moins nous sommes réellement informés – et ce, quel que soit son niveau de couverture médiatique.

La Mal-information

A l’instar de la malbouffe qui désigne à la fois les productions d’une industrie agroalimentaire et nos propres habitudes alimentaires, la mal-information désigne à la fois les produits de l’industrie de l’information et aussi nos propres habitudes de consommation.
Ce n’est pas le hamburger consommé de temps à autre qui nous bouche les artères pas plus que le sandwich occasionnel avalé à la hâte au coin d’une table de bistrot qui nous déglingue… C’est le train-train quotidien, ce petit morceau de sucre après l’autre, ce fruit chargé de pesticides ou signé Monsanto, le lent empoisonnement via nos assiettes et/ou nos propres habitudes qui se conjuguent pour nous tirer inexorablement vers le mal-être.
De même, ce n’est pas le film américain consommé de temps à autre qui nous bouche les neurones, ce n’est pas une désinformation occasionnelle avalée au coin d’une table du salon qui déglingue notre capacité d’analyse… C’est le train-train quotidien, ce petit mensonge après l’autre, cette information chargée de contre-vérités ou signée TF1, le lent empoisonnement via nos média et/ou nos propres habitudes qui se conjuguent pour nous tirer inexorablement vers le mal-savoir.
Et comme la malbouffe, la mal-information est le résultat de conditions imposées par les forces économiques mais aussi le résultat de nos propres habitudes de consommation.

La confusion entre «  ingurgiter des informations » et s’informer.

«  Moi, ça va, je passe beaucoup de temps à m’informer ». Souvent entendue, cette phrase ne fait qu’exprimer la même confusion qu’entre manger et se nourrir. Dire «  je suis informé parce que je m’informe » équivaut à dire «  je me nourris parce que je mange ». Et si cette dernière expression vous paraît cohérente, relisez la en rajoutant à la fin «  …parce que je mange des cailloux ». Absurde, n’est-ce pas ?
La confusion entre, d’une part, le temps passé à ingurgiter des informations et, d’autre part, le temps consacré à la recherche de l’information est très répandue. L’action brute (comme rester planté toute la journée devant une chaîne d’information en continue ou même l’Internet) remplace, et généralement annule, l’objectif recherché.
La mal-information est la lente et permanente distillation de «  Amadinejad a dit qu’il voulait rayer Israël de la carte », de «  Chavez, populiste – et antisémite », de «  Kadhafi a fait bombarder sa population », de «  l’OTAN est une ONG humanitaire », de «  les 2 tours sont tombées toutes seules… Pardon ? Il y en avait trois ? », ainsi que toutes les variations de «  il n’y a pas d’alternative ».

Le «  sédentarisme culturel »

La mal-information est à la fois le résultat d’une information «  institutionnelle » médiocre et de notre propre passivité – par manque de temps, de moyens ou de savoir-faire, peu importe. Mais pour produire un résultat optimum, la mal-information doit se conjuguer avec un autre élément indispensable : le sédentarisme culturel.
Un des aspects les plus agaçants lorsqu’il m’arrive de débattre avec des connaissances, c’est leur évidente et totale incapacité à projeter leur pensée (ou imagination). On peut pourtant ne pas apprécier les Taliban et considérer que les enfants afghans n’ont pas à être massacrés par des cowboys surarmés. On peut ne pas apprécier feu-Kadhafi et penser, ne serait-ce que penser, que le bombardement d’un pays ne fait pas avancer la cause de la «  démocratie ». On devrait pouvoir conceptualiser que la vision de l’occident vue de l’extérieur n’est peut-être pas la même que celle de l’intérieur.
Le sédentarisme culturel annihile la capacité de se «  projeter dans l’autre », d’avoir un authentique recul sur soi et son environnement, d’éprouver une empathie réelle pour quelqu’un qui ne fait pas partie de son environnement immédiat. Par contre, le sédentarisme culturel renforce la capacité d’asséner des formules toutes faites comme des vérités premières et prétendument universelles. Après tout, comme disait l’autre, «  Rien n’est plus dangereux qu’une idée lorsqu’on n’en a qu’une ».
Se forger une vision du monde et de l’histoire à partir de son canapé et devant la télévision (ou Internet…), ou en lisant toujours le même journal, est une opération intellectuellement risquée. Le sédentarisme culturel induit une vision où son auteur se perçoit au «  centre » de quelque chose et par conséquence le reste du monde et des peuples se voient relégués vers une «  périphérie ».
Demandez à n’importe qui comment s’appelle le président des Etats-Unis et vous obtiendrez probablement plus de 99% de bonnes réponses. Demandez qui est le président de la Chine et si vous obtenez plus de 1% de bonnes réponses (et je suis optimiste), je vous offre le champagne. Combien de noms de villes connaissez-vous en Chine à part les deux que tout le monde connaît ? Il ne s’agit pas ici d’un problème de mal-information stricto sensu car vous pourriez le savoir, si vous vouliez le savoir. Mais d’un autre côté, d’où nous vient cette absence de curiosité, cette absence de «  sentiment d’ignorance » ? Le sédentarisme culturel est donc à la fois le produit de la mal-information et son moteur.
Notons au passage qu’être cultivé – au sens «  accumulation de savoir » – n’empêche nullement le sédentarisme culturel. Le passage par la machine à formater du système éducatif – notamment le système éducatif occidental, totalement orienté centre/périphérie – est souvent l’un des meilleurs moyens d’y sombrer. Je ne suis pas le premier – Chomsky l’a bien expliqué et nombreux sommes-nous à l’avoir constaté – à dire que ce sont généralement les catégories les plus «  éduquées » de la population en Occident qui sont les meilleurs piliers du système. Probablement parce que leur éducation a fortement produit une vision «  centrée » du monde et que leur attitude peut se résumer à ceci : «  Pourquoi diable chercher à savoir (ou comprendre) puisque je sais (ou comprend) déjà ? ».
Tous ceux qui ont déjà essayé d’expliquer quelque chose – n’importe quoi – à un enseignant, un journaliste, un diplômé d’une grande école ou un lecteur assidu du Monde savent de quoi je parle.

Obésité intellectuelle.

A l’instar de la malbouffe qui, associée au sédentarisme physique, produit l’obésité physique, on peut prolonger le parallèle et énoncer un nouveau truisme : «  La mal-information associée au sédentarisme culturel produit l’obésité intellectuelle. ».
L’obésité intellectuelle, c’est l’incapacité à suivre une explication de plus de trois phrases ou à lire un long article en entier. C’est l’incapacité à suivre un raisonnement de plus d’un niveau – essoufflé dès les premières marches. C’est lire toujours le même journal. C’est regarder en boucle les chaînes dites d’information. C’est consulter toujours les mêmes sites sur Internet. C’est s’enfoncer dans l’univers ouaté de ses certitudes. C’est ne plus réagir au, et même accepter, le concept infâme de «  guerre humanitaire ». C’est ne plus réagir, ni même réfléchir, aux guerres menées en notre nom. Et enfin, l’obésité intellectuelle est la propension à ne vouloir lire que ce que l’on a (déjà ) envie d’entendre et son corollaire : éviter l’effort de mettre ses certitudes à l’épreuve en les confrontant à des avis divergents.

Journalistes : complices et acteurs, ou victimes ?

Un jour, je discutais avec un journaliste de TF1 qui devait se rendre à Cuba. Nous avons discuté un peu du pays et je ne sais plus exactement comment j’en suis arrivé à reprocher «  le manque de sérieux des journalistes ». Il s’en est défendu, évidemment, en rétorquant que lui ferait son travail en (devinez…) «  toute objectivité ». Je lui ai dit que non. Il m’a dit que si. Non. Si.
«  Faisons une expérience » que je lui dis. «  Imaginez, vous êtes à La Havane, micro à la main, la caméra tourne. Vous commencez votre reportage par la phrase «  à La Havane, le régime communiste de Castro a déclaré… », etc. Votre reportage passera à la télé ? » Il me répond «  oui, bien sûr ». J’ai continué : «  Et maintenant, imaginez, vous êtes devant la Maison Blanche, micro à la main, la caméra tourne. Vous commencez votre reportage par la phrase «  à Washington, le régime capitaliste d’Obama a déclaré… », etc. Et là , votre reportage, il passera à la télé ? ». Il a admis que non, mais il a aussitôt rajouté «  Mais c’est pas pareil  ».
Et parce qu’il n’y pas de meilleur porte-parole d’un mensonge que celui qui y croit, énonçons le truisme suivant : «  Les journalistes sont à la fois les premières victimes et les principaux vecteurs de la malinformation ».
Car aussi étonnant que cela puisse paraître, la plupart des journalistes croient aux conneries qu’ils racontent. Comment s’en étonner puisqu’ils sont les premiers producteurs et consommateurs de la mal-information, l’expression-même du sédentarisme culturel et donc logiquement les plus gros obèses intellectuels ?

La tâche ardue de l’auto-diagnostic.

«  Il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été troms. » [Mark Twain]
Annoncer que la terre est ronde ou qu’elle tourne autour du soleil a failli mener plus d’un au bûcher. Aujourd’hui, ces anciennes croyances nous font sourire. Lesquelles de nos croyances modernes feront sourire les générations futures ?
Si le résultat de la malbouffe est relativement simple à mesurer, celui de la malinformation présente un véritable casse-tête. Dans le premier cas, une balance et un diagnostic suffisent. Dans le deuxième, le seul outil à notre disposition est notre propre intellect, celui qui est justement la victime et la cible de la malinformation… Ce qui reviendrait à tenter de mesurer la précision d’un outil en ayant recours à l’outil même que l’on veut mesurer. Opération compliquée, mais réalisable.
Donc, comment savoir que l’on est victime de la mal-information ? Comment savoir que l’on ne sait pas ? Mieux encore : comment arriver à admettre qu’on s’est – ou qu’on a été – trompé ? Ce qui est certain, c’est que le réveil peut se révéler une expérience douloureuse car la victime de la mal-information est comme le cocu du village : le dernier à le savoir et le dernier à l’admettre. Mais le fait d’avoir constaté de visu une ou plusieurs manipulations médiatiques facilite le réveil – et provoque aussi une certaine habitude de «  réserve » lorsque les médias aboient à l’unisson.

Choses vues qu’il est impossible de -voir

En 1982 j’ai décidé de me rendre au Nicaragua qui avait connu trois ans auparavant une révolution. En juillet 1979, le Front de Sandiniste de Libération Nationale avait renversé la dictature de Somoza. Entre 1979 et 1982, la presse est passée (comme toujours) d’une attitude de «  sympathie compréhensive » envers ces «  poètes révolutionnaires, marxistes et chrétiens » à une franche hostilité. De la guerre menée par l’armée mercenaire des Etats-Unis, il était rarement question. En 1982, le magazine français l’Express publiait un article qualifiant le pouvoir en place de «  dictature marxiste-léniniste ». Brrr… De quoi annuler son voyage et demander le remboursement du billet. Toujours est-il qu’en arrivant à Managua, la capitale, ma première surprise fut de recevoir à la sortie de l’aéroport (de la capitale donc) un tract de… l’opposition. Ma deuxième surprise fut d’apercevoir tout le long de la route qui menait au centre-ville une série de panneaux publicitaires vantant les partis de … l’opposition. Ma troisième surprise fut de tenter d’acheter des journaux et de ne pouvoir trouver que La Prensa, un journal de… l’opposition. Ma quatrième surprise fut d’allumer la radio de ma chambre d’hôtel et de n’entendre que des voix de… l’opposition. Il m’aura fallu en tout et pour tout quatre heures environ pour m’apercevoir que la presse de chez moi me décrivait un pays où le ciel était vert et l’herbe bleue alors que c’était exactement le contraire. Alors, soit le journaliste de l’Express n’avait jamais mis les pieds au Nicaragua, soit il s’y est rendu mais n’est pas descendu de l’avion. Ou soit il est descendu de l’avion mais n’est pas sorti de l’aéroport. Et s’il est effectivement sorti de l’aéroport, alors il mentait.
(ceux qui connaissent déjà cette histoire peuvent sauter ce qui suit)
En février 1990, je suis retourné au Nicaragua pour suivre la campagne de l’élection présidentielle (car oui, il y avait des élections) qui opposait Daniel Ortega (FSLN au pouvoir) à Violeta Chamorro, candidate de la UNO, une coalition de 14 partis d’opposition créée ex-nihilo sous les auspices des Etats-Unis et où se côtoyaient à la fois l’extrême-droite et l’extrême-gauche (version trotskisme local). J’ai constaté que les journalistes «  envoyés spéciaux » avaient un rayon d’action d’environ 300m autour de l’Hôtel Intercontinental, c’est-à -dire la distance des dernières boutiques de souvenirs qui entouraient le bâtiment. J’ai croisé une équipe de FR3 Guadeloupe qui était venue en reportage et qui ne savait pas que le pays était en guerre depuis 11 ans. J’ai fait connaissance avec le correspondant «  Amérique centrale » de la chaîne états-unienne CBS qui m’a expliqué que l’invasion du Panama par l’armée américaine qui s’était produite quelques mois auparavant «  n’avait pas fait beaucoup de victimes » (Comment le savait-il ? Eh bien, il s’y était rendu quelques semaines plus tard et « Les gens dans la rue avaient l’air normaux » (sic). J’ai constaté comment leurs articles avaient comme «  sources » («  sûres », «  bien informées », «  ayant requis l’anonymat », etc.) un chauffeur de taxi, le barman de l’hôtel ou un obscur «  chargé de presse » d’une ambassade occidentale.
J’ai assisté aussi au dernier meeting de la candidate pro-US qui se tenait sur la Plaza de la Revolucion (ou Plaza de la Republica, selon votre humeur). La Place de la Révolution est située sur la Primera Avenida et elle a une forme presque carrée. Après vérification via Google Maps (la mémoire peut se révéler défaillante), cette place a des dimensions d’environ 70×80 mètres. Arrondissons à 100×100 et disons qu’elle a donc une superficie de 10.000m2. Retenez bien ce chiffre et notez que la place est par ailleurs en partie occupée par la vieille cathédrale (abîmée et désaffectée depuis un tremblement de terre à la fin des années 70).
Arrivés sur place, nous avons été bousculés et traités de «  hijos de putas sandinistas », probablement parce que j’avais eu la mauvaise idée – un geste involontaire – de suspendre mon appareil photo à une bride aux couleurs rouge et noir, les couleurs du Front Sandiniste. Toujours est-il que nous avons préféré nous éloigner et nous poser à l’ombre en attendant l’arrivée de la candidate, comptant sur une certaine retenue de la part de la foule une fois les médias présents.
Alors que nous étions encore en train de profiter de l’ombre, un haut-parleur a soudain annoncé que le meeting allait finalement se tenir dans le parc Carlos Fonseca (un grand terrain vague à l’époque), qui se trouvait juste en face de nous, de l’autre côté de l’avenue, et invitait donc la foule à s’y rendre. Une fois dans le parc, et au bout de quelques minutes, la foule a été invitée à retourner sur la place de la Révolution. Sur le moment, nous nous sommes demandés « que pasa ? ». La candidate est finalement arrivée et pendant son discours, je me suis mêlé à la foule qui n’avait d’yeux que pour elle et ne faisait plus attention à moi et à mes couleurs. Je suis monté en haut de la cathédrale et j’ai pris des photos de la foule présente au moment du discours. La place était loin d’être pleine. Mon estimation à l’époque me disait qu’il y avait environ 5000 personnes. La population totale du Nicaragua à l’époque était d’environ 4 millions, dont un million dans la capitale.
Le lendemain, dans le quotidien de l’opposition, La Prensa, un titre barrait la une en annonçant «  100.000 personnes au meeting de Violeta Chamorro ». En appui, le titre était accompagné de trois photos où l’on voyait des gens sur la place de la Révolution, des gens sur l’avenue et des gens dans le parc en face, le tout destiné évidemment à faire croire que la place de la Révolution avait littéralement «  débordé » à travers l’avenue et jusqu’au parc. Evidemment, nous avons bien rigolé en voyant cette manipulation maladroite, au vu et au su de tous, notamment de la presse internationale qui était présente. Nous avons par contre moins rigolé en constatant que Le Monde annonçait le même chiffre. Et c’est ainsi que j’ai assisté à une manipulation en bonne et due forme – et plutôt artisanale. Une manipulation à laquelle le Monde (et toute la presse en fait), a participé apparemment sans le moindre état d’âme.
Auparavant, Le Monde avait déjà lancé, via son «  spécialiste de l’Amérique latine » de l’époque, Bertrand de la Grange, une campagne sur – retenez votre souffle – «  Le génocide des indiens Miskitos » par le gouvernement sandiniste, sous la forme d’un article occupant pas moins de quatre pages entières du quotidien.
Et enfin, ce fut le Figaro Magazine qui enfonça le clou en publiant une photo d’un tas de «  cadavres d’indiens Miskitos » qu’on faisait brûler et qui avait été supposément massacrés par les sandinistes. La supercherie du magazine fut révélée un peu par hasard lorsque l’auteur reconnut sa photo et porta plainte pour violation du droit d’auteur. En réalité, la photo avait été prise après le tremblement de terre susmentionné. Sur la photo originale, on voyait à l’arrière-plan des gens portant des brassards de la Croix-Rouge. Sur la photo publiée, ces derniers avaient disparu grâce à des retouches photos effectuées par le Figaro Magazine.
C’est pourtant ce magazine-là et cette photo-là qui furent brandis aux Nations-Unies par la représentante des Etats-Unis, Jeanne Kirkpatrick, comme «  preuve » des «  crimes commis » par le gouvernement sandiniste . Et toute ressemblance avec une scène similaire devant les mêmes Nations Unies peu avant l’invasion de l’Irak n’est probablement pas fortuite. Il y a des méthodes éprouvées et tellement simples qu’il faudrait être fou pour ne pas les réutiliser.
Le Figaro Magazine fut condamné à 3500 frs d’amende et le Nicaragua à une «  guerre de libération » sanglante menée par une armée de mercenaires – les «  combattants de la liberté », selon Ronald Reagan. Et nous, nous fûmes condamnés à la désinformation, la propagande et à l’ignorance, du moins pour la grande majorité d’entre nous.
Reste que Bertrand de la Grange a pris sa retraite et le Figaro Magazine a survécu à l’amende. Restent aussi les innombrables croix bleues plantées le long des routes au Nicaragua pour marquer l’emplacement des camarades tombés. Restent encore et toujours la sempiternelle arrogance, incompétence et malhonnêteté de la profession.
La morale de cette histoire : ce n’est pas une sympathie a priori (et très hypothétique) envers le gouvernement syrien – par exemple – qui provoque le doute sur les événements décrits là -bas par les grands médias, mais l’expérience vécue (et un certain entraînement par la suite) qui permet de reconnaître les signes de la malinformation en général et de la désinformation en particulier.
C’est donc fort de ces expériences-là , et de bien d’autres – réelles et concrètes, pas virtuelles – et cet air de «  déjà vu » que nous évitons de crier au loup lorsque les médias chassent en meute.

Nous sommes tous des Truman Burbank

Dans le film «  The Truman Show », le jeune Truman Burbank mène une vie tranquille et pépère dans un environnement cliché du «  rêve américain ». Seulement voilà  : à son insu, Truman est le personnage d’une méga émission de télé-réalité. Depuis sa naissance, ses faits et gestes sont relayés par des caméras astucieusement cachées un peu partout ; sa femme, ses collègues de travail, ses voisins sont des acteurs ; les passants de simples figurants et son environnement un gigantesque décor intérieur de cinéma où il fait presque toujours beau et le ciel n’est qu’un très haut plafond peint. Tout est faux et Truman ne le sait pas.
Mais un jour (attention, spoiler  : ) un projecteur se décroche du faux ciel et tombe à ses pieds. Panique à la régie et sur le plateau. Truman commence à «  remarquer des choses » et à «  se poser des questions ». Il décide pour la première fois de sa vie de partir – où ça ? N’importe où, donnez-moi un billet pour une destination quelconque. Mais il y a «  toujours un problème », le vol est annulé, les pilotes en grève, et puis pourquoi veut-il partir alors qu’on est «  si bien chez soi ? ». Truman ne l’entend pas de cette oreille et s’empare d’une embarcation pour traverser ce qu’il croit être la mer et finit par s’écraser contre le faux horizon qui n’est qu’un mur de studio. Le tout avec des larmes et des violons parce qu’on est à Hollywood, malgré tout. Et à un degré ou un autre, nous sommes tous des Truman Burbank.

Indicateurs de la malinformation : les ruptures narratives et les comportements atypiques.

Toute la profession vous le dira : il faut parler des trains qui déraillent et pas des trains qui arrivent à l’heure et sans encombre. C’est pratiquement leur raison d’être, leur définition résumée de l’information. Il y a d’autres exemples, tout aussi «  incontournables » : l’équité dans le temps de parole lors des débats, la neutralité du journaliste, etc. (et bla bla bla). Autant de leitmotivs répétés en boucle dans toutes les rédactions et dans toutes leurs réponses aux lecteurs en colère. La profession serait donc guidée par des «  lois du métier », des «  comportements types » qui s’appliqueraient «  en toutes circonstances » et en dehors de toute considération personnelle, partisane ou idéologique. Admettons.
Mais tout mensonge finit à la longue par se heurter au mur de la vérité. Pour maintenir le cours du mensonge, il faut donc effectuer un détour, une entorse aux «  lois du métier » susmentionnés car si elles étaient réellement appliquées, elles finiraient par révéler la supercherie, forcément. Et nous avons vu qu’un mensonge est plus facile à énoncer qu’une vérité. Il se trouve aussi qu’il est plus facile de détecter un mensonge que de trouver la vérité.
Prenons l’exemple des astrophysiciens qui ne peuvent pas voir les trous noirs dans l’univers mais détectent leur présence par le comportement «  inhabituel » des corps célestes environnants. Les «  trous noirs » de la mal-information sont généralement invisibles – à moins d’être soi-même bien informé sur le sujet traité – mais sont néanmoins signalés par un comportement «  anormal » du corps médiatique. Et ces anomalies sont comme les ennuis et les trous noirs : plus on en cherche et plus on en trouve.
J’ai assez empiriquement classé ces «  anomalies » en deux catégories : les comportements atypiques et les ruptures narratives.
Comportements atypiques :
Les comportements atypiques désignent les violations des «  lois du métier » par le métier lui-même. Violations qui ne s’expliqueraient pas sans une volonté, consciente ou non, de manoeuvrer pour éviter le fameux mur des réalités. Les comportements atypiques se détectent en se posant une question relativement simple : «  Si j’étais réellement un journaliste mû par la volonté d’informer, à la recherche des trains qui déraillent et de l’exceptionnel, guidé par mon seul souci d’objectivité et ma déontologie, comment procéderais-je ? ». A chaque fois, je suis sidéré par l’écart entre les professions de foi et certaines réalités.
Voici quelques exemples de comportements atypiques :
  • Si vous faites référence à une source d’information telle que la radio/télévision iranienne, ou syrienne (en fait n’importe quelle source située en périphérie), la réaction systématique est de mettre en doute la fiabilité ou l’objectivité de la source. Une mise en doute qui sera accompagnée par une «  explication » de qui est derrière la source en question – mise en doute et questionnement qui ne sont jamais formulés lorsqu’il s’agit d’un média dominant. Alors, voici en guise de petite illustration une question simple à tous les lecteurs : comment s’appelle le rédacteur en chef du journal télévisé de la première chaîne française ?
  • Si on vous mentionnait le procès le plus long de toute l’histoire des Etats-Unis, un procès qui a mobilisé un casting digne d’un blockbuster hollywoodien (des amiraux, des généraux, des dignitaires, accompagné de motions adoptées par des Assemblées nationales de plusieurs pays, des interventions de chefs d’état, des ténors du barreau US, et même des prix Nobel…), on serait en droit de penser qu’il aurait fait ad minima l’objet de nombreux articles et commentaires «  par simple curiosité ». Ce fut exactement le contraire. Le procès est celui des cinq cubains condamnés aux Etats-Unis à d’absurdes peines (double peine de prison à vie «  plus » 15 ans….) pour avoir combattu le terrorisme. Absurde et révoltant. Le comportement atypique ici consiste à éviter une information «  à sensation » alors que la tendance naturelle des médias est de se tourner vers le sensationnel. Le fait qu’ils ne suivent plus leur comportement habituel signale la présence d’un trou noir informationnel.
  • Qui a déjà entendu parler un représentant de la résistance Irakienne ? Les médias ont pris totalement fait et cause pour les envahisseurs, jetant par-dessus bord le moindre semblant de l’objectivité dont ils se gaussent. Le comportement atypique ici est simplement la violation flagrante et ouverte de leur soi-disant «  neutralité de journaliste ».
  • Si l’on vous disait que le président des Etats-Unis en exercice à l’époque avait fait un discours sur la nécessité de combattre sans pitié le terrorisme, et que sur le podium des personnalités invités se trouvait un personnage justement condamné par la justice US pour actes de terrorisme, on serait en droit de penser que les médias relèveraient l’étrange contradiction. Mais pas un mot. Le président en question était George W. Bush et le terroriste s’appelait Aquino.
  • Le plus grand attentat de l’histoire a été moins enquêté que les frasques de DSK. Le comportement atypique ici est de traiter en mode «  mineur » un événement «  majeur » et inversement.
  • Très récemment, le magazine Le Point a admis (avoué) dans un article laconique qu’Amadinejad n’avait effectivement jamais dit qu’il voulait «  rayer Israël de la carte ». Après des années de matraquage et de citations hasardeuses, on aurait pu s’attendre à un examen de conscience ou une remise en cause style «  Faux charnier de Timisoara ». Que nenni. Le magazine, après des années de désinformation continue, prétend avec tranquillité et aplomb nous «  informer » (de ce que nous savions déjà en réalité).
  • Le centre de torture US de Guantanamo. Ici, l’horreur de la situation est traitée avec une décontraction inouïe, en totale contradiction avec les supposés attachements aux droits de l’homme. Est-il réellement nécessaire de s’étendre ? Ah… si ce centre avait été Russe, Chinois, Iranien ou Cubain…
Ruptures narratives :
Les ruptures narratives sont des contradictions, des absurdités, des changements brutaux de ligne sans explication… Comme un navire qui changerait subtilement de cap en faisant semblant de suivre la même route. Les ruptures narratives sont plutôt difficiles à détecter lorsqu’on est «  accroché aux infos », avec l’esprit sans cesse bombardé par de nouvelles informations qui chassent les précédentes – et dont la plupart sont totalement inutiles à notre compréhension, ou totalement incompréhensibles, ce qui revient presque au même.
Sans surprise, c’est lorsqu’on se désintoxique des médias, en prenant une sérieuse distance que les ruptures narratives deviennent cruellement évidentes. Eteignez la télévision pendant un mois ou deux puis revenez-y, vous comprendrez…
Voici quelques exemples de ruptures narratives :
  • Où est passé le fameux trou dans la couche d’ozone ? Vous savez, celui qui annonçait la fin du monde. Disparu, résorbé ou finalement on s’en fiche ?
  • Après un an d’informations sur le printemps de jasmin en Tunisie, les médias nous ont appris la victoire d’un parti dont on n’avait jamais entendu parler auparavant. C’est vous dire si leurs analyses avaient du sens. Le consommateur inattentif pensera simplement qu’il en avait entendu parler mais ne s’en souvenait plus. La rupture narrative ici consiste à ne pas feindre la surprise et de mentionner le parti vainqueur des élections comme si de rien n’était…
  • Les Taliban en Afghanistan, à l’époque de l’occupation soviétique, étaient décrits comme des combattants de la liberté (décidément un terme très en vogue). Les mêmes sont désormais présentés comme des abominations. Une rupture narrative des plus classiques.
  • Lors de l’annonce en 2008 à Cuba du «  licenciement » de «  centaines de milliers de travailleurs » du secteur public, les médias ont trompeté la «  fin d’un modèle ». Deux ans plus tard, on attend toujours les images de foules en guenilles abandonnées à leur sort et errant dans les rues de La Havane.
Les ruptures narratives et les comportements atypiques partagent les caractéristiques suivantes, ce qui permet aussi de les reconnaître :
  • Ils font l’objet d’un non-dit, même lorsqu’ils sont évidents. C’est pour cela qu’on ne les confondra pas avec «  un changement de version » ou un démenti qui sera toujours intégré (récupéré) dans la narrative standard (par exemple lorsqu’ils disent : «  Nous nous sommes trompés, nous le reconnaissons, vous pouvez donc encore nous faire confiance »). Les véritables ruptures narratives et comportements atypiques ne sont jamais annoncés.
  • Ils ne sont jamais reconnus comme tels. Si vous en pointez un du doigt, ils préféreront hausser les épaules ou faire semblant de ne pas comprendre. D’ailleurs, souvent ils ne comprennent pas. Au mieux, vous aurez comme réponse un « Ah, mais, c’est pas pareil ». Les véritables ruptures narratives et comportements atypiques ne sont jamais reconnus
  • Ils sont partagés par l’ensemble de la profession, révélant ainsi des affinités idéologiques profondes.
  • Ils sont indispensables pour préserver la construction narrative qui, sans eux, s’effondrerait.

Médias alternatifs et Internet : une histoire d’amour ou de haine ?

L’assimilation entre Internet et média alternatif est courante. Probablement parce qu’effectivement, pour de simples raisons de moyens matériels, la plupart des médias alternatifs se trouvent sur Internet. Mais cette assimilation est trompeuse et confond le fond et la forme. Il existe des médias réellement alternatifs sur papier (Fakir, Le Sarkophage) comme il existe des médias dominants sur Internet (Rue89.com, par exemple).
Alors à quoi reconnaît-on un «  média alternatif » ? Le premier signe de reconnaissance d’un média authentiquement alternatif est sa capacité à déceler et dénoncer les comportements atypiques et les ruptures narratives dominants, pour tenter de rétablir une courbe de raisonnement ininterrompue et cohérente. Le deuxième est un rapport à l’information qui, contrairement à la propagande véhiculée par les «  grands » médias, est quasi-sacré. Un troisième pourrait être le refus du «  deux poids deux mesures ».

Et l’internet dans tout ça ?

Panacée pour les uns, malédiction pour les autres. Oui, je sais, le printemps arabe, Facebook, Twitter et bla bla et bla. Je n’en crois pas un mot.
Dans l’exemple de l’Égypte, je me suis demandé combien de gens avaient Facebook, Twitter et bla bla bla. Les chiffres trouvés sur des services spécialisés sont de l’ordre de grandeur suivants : 20 000 comptes Twitter et 1 million de comptes Facebook. Et «  comptes » ne veut pas dire «  utilisateurs actifs ». Et «  utilisateurs actifs » ne veut pas dire «  opposants ». Et «  opposants » ne veut pas dire «  militants actifs ». Alors, que reste-t-il pour un pays de plus de 80 millions d’habitants ? Pas grand chose en réalité, sinon un autre fantasme de geek et une nouvelle légende urbaine.
Lors d’une interview, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, avait abordé ce thème. Il avait expliqué comment les mots d’ordre de la révolution égyptienne avaient été consignés dans un livret qui circulait sous le manteau via le réseau des clubs de football. En première et dernière page de ce manuel, on pouvait lire l’avertissement de ne pas utiliser Facebook ou Twitter, trop facilement infiltrables et manipulables. J’ai observé des nuits entières le déroulement des événements place Tahrir. J’ai été très attentif à certains détails. Comment, par exemple, les groupes qui défendaient la place et les immeubles environnants réussissaient à se protéger des infiltrations et provocations. Tout simplement parce qu’ils se connaissaient entre eux. Ou parce qu’untel connaissait untel qui connaissait untel. Pas vraiment un système à toute épreuve, j’en conviens, mais on en reparlera le jour où votre vie dépendra de la confiance accordée à un pseudo rencontré sur Facebook. Et, dernière puce à l’oreille : l’hommage appuyé d’un personnage aussi grotesque que Hillary Clinton à Facebook, Twitter et bla bla bla et leurs «  cyber-révolutions ». Lorsque quelqu’un comme Hillary Clinton m’indique un chemin à suivre, j’ai tendance à faire demi-tour.
Si l’Internet avait réellement l’importance que d’aucuns semblent lui accorder, il me paraît évident que George Bush, Tony Blair et même Obama seraient en prison, que Guantanamo serait fermé, que Gaza serait libéré, que Sarkozy serait en fuite, que les banques seraient nationalisées, que le Parti Socialiste français serait redevenu un groupuscule. Car les camarades semblent avoir oublié un détail : si l’Internet nous aurait bien servi, figurez-vous que l’ennemi s’en sert aussi bien, sinon mieux. Où est le progrès ? Je veux dire, concrètement ?
Il me semble que l’Internet n’a de sens que pour ceux qui ont déjà une expérience en dehors de celui-ci, c’est-à -dire dans les cas où l’Internet n’est qu’un outil complémentaire, un facilitateur, et non une source en elle-même. La cacophonie ambiante, la multiplicité des blogs, du chacun pour soi et chacun son site, la diffusion d’une chose et son contraire, la multiplication des faux-nez, de pseudos-ci et des pseudos-ça, les trolls dans les forums (genre «  J’ai vécu 10 ans en Syrie, et je peux vous dire que… » Signé : Blanche Neige), les lectures en diagonale, l’impatience devant un article trop long, le clic trop facile et le butinage incessant… Le zapping à l’état pur.
Le fait est que la grande majorité de la population continue de «  s’informer » via les médias dominants, y compris dans leurs versions internet où l’on retrouve les mêmes «  ennemis de l’information », tout sourires et pas gênés plus que ça par notre présence.
On me rétorque souvent «  sans Internet… ». Oui, mais sans Internet, nous aurions peut-être, et même probablement, mené d’autres combats, d’autres réflexions sur les médias. Nous aurions présenté d’autres exigences au lieu de déserter le champ de bataille et nous retrancher dans le virtuel.
Et je me demande même si, à force de trop de « révélations », parfois contradictoires, l’Internet n’aurait pas eu un effet démobilisateur, provoquant un sentiment de tâche insurmontable, une attitude de « à quoi bon ? ».

Médias alternatifs et Internet : forces et faiblesses

Tous les responsables de médias alternatifs vous le diront : les journalistes sont grosso modo des ignares, à quelques exceptions près. Lorsqu’on a soi-même subi la contrainte du temps qu’il a fallu pour connaître véritablement un sujet et qui leur fait justement défaut (alors même qu’ils sont censés intervenir sur tout et n’importe quoi, sautant du coq à l’âne), comment s’en étonner ? Mais à les voir et les entendre, ils savent tout sur tout et finissent même par le croire.
Les médias alternatifs ont un sacré avantage sur eux : 1) Ils ont le temps. Le temps de choisir leurs sujets, de les étudier en profondeur, 2) Ils n’ont pas de comptes à rendre, pas de pressions à subir, pas de conformisme à suivre…
Ces avantages sont contrebalancés par l’absence de moyens. Et cette absence de moyens pose le problème des sources de l’information. En effet, nombre de médias alternatifs se cantonnent à «  décortiquer » les informations véhiculées par les grands médias, à analyser leurs comportements atypiques et pointer du doigt les ruptures narratives. Un travail utile mais qui a ses limites car ils se retrouvent, malgré toute leur bonne volonté, à travailler sur un produit qui a déjà fait l’objet d’un filtrage par les grands médias. On peut toujours analyser le contenu d’une bouteille d’eau, il est plus difficile de remonter à la source, là où l’eau jaillit…
«  Oui, mais sur place, il y aura un autre média alternatif qui… » Voire. Car comment savoir si ce média alternatif est plus fiable qu’un article de Libération ? Le coup de la fausse blogueuse syrienne et des faux-nez «  anars et antifas » des réseaux Indymedia sont là pour nous rappeler tous les jours la fragilité de tout ce réseau «  alternatif » informel et infiltrable à souhait…

La liberté de la presse (de faire ce que bon lui semble) contre notre droit d’être informés

«  Seule la vérité est révolutionnaire »
Notre comportement vis-à -vis de l’information est déterminé par notre rapport à celle-ci. Pour certains, peut-être la majorité, ce rapport se résume à considérer l’information comme un «  supermarché de faits » où l’on viendrait puiser des certitudes, ce qui en retour rétrécit le champ de réflexion. Petit à petit, le nombre «  d’articles prélevés » diminue pour ne plus se résumer qu’à l’indispensable kit de survie. D’autres ont un rapport boulimique. L’un comme l’autre participent à la malinformation. Mais s’entendre dire qu’il faut réviser notre rapport à l’information, c’est comme s’entendre dire qu’il faudrait faire de la gym : on y pense, on se le promet, et les mois et les années passent tandis que dans les périphéries de notre perception, les dangers et les dégâts s’accumulent.
Personnellement, je ne reconnais aucun droit à aucun journaliste de «  filtrer » l’information, et l’argument qui consiste à rétorquer «  Allez consulter d’autres sources » ne me convient nullement. D’abord parce que les sources en question, si elles se multiplient dans la forme, se raréfient sur le fond. Ensuite parce que c’est faire peu de cas de mon «  Droit à l’information ». Ce droit, je le revendique, je l’exige. Et aucun média ne saurait me convaincre qu’il faut faire avec ce que l’on a, pas plus qu’un boucher indélicat ne me convaincra qu’il me suffit de changer de boutique. De quel droit ? Et comment se sont-ils arrangés pour nous faire nous résigner à cet état de choses ?

Quelle est la gravité de la situation ?

Je vois partout et tous les jours des formes d’indécence s’étaler, des charlatanismes s’exprimer, des horreurs se banaliser.
Je vois des tas de magazines «  sérieux » publier régulièrement une rubrique qui annonce votre avenir selon votre date de naissance. Je connais des ministres condamnés pour propos racistes. Je vis dans un pays qui voue un culte à Napoléon Bonaparte. Je vois les journalistes se montrer révérencieux envers George Bush et Tony Blair. J’entends des gens «  cultivés » et «  intelligents » prôner des «  guerres humanitaires » – et je me demande ce qu’ils penseraient d’un nouveau concept de mon invention, celui de «  torture thérapeutique »…
Voir couler plus d’encre sur une femme portant un voile que sur une bombe larguée sur elle au nom de la société succinctement décrite plus haut me donne envie de vomir.
L’absurdité de la situation et la pauvreté de notre perception sont telles que des lois sur les médias récemment adoptées en Amérique latine (toujours une longueur d’avance sur nous) visant à élargir les espaces de liberté, à donner de la substance à la liberté d’expression, sont fréquemment qualifiées ici – y compris par des militants de gauche – de lois «  liberticides ». Est-il possible d’être plus «  à côté de la plaque » que ça ?
Le combat des médias n’est pas un combat annexe : il est devenu le combat. Certains l’ont bien compris et n’hésitent pas à acheter un journal qui perd des millions d’euros par an. Se pose-t-on assez souvent la question de savoir pourquoi un capitaliste investirait des millions d’euros dans une affaire qui perd de l’argent alors que dans le même temps il n’hésitera pas à fermer une usine qui en gagne, mais pas assez ? Par amour de la démocratie et du pluralisme de la presse, peut-être ?
L’information est une forme d’éducation, elle forge notre vision du monde. Mais accepterions-nous que nos enfants à l’école soient éduqués par des enseignants sortis d’on ne sait où, formés dans des «  écoles de journalisme » privées et indépendantes de toute tutelle, même mineure, indéboulonnables quel que soit leur degré d’incompétence ?
Est-il normal d’exiger le non-cumul des mandats d’un élu (qui, après tout, est élu) tout en acceptant sans broncher l’ubiquité des journalistes ? Est-il normal de limiter le nombre de réélections d’un élu (qui, après tout, est élu) tout en acceptant sans broncher de voir les mêmes têtes partout sur toutes les chaînes et radios pendant vingt ans et plus ? Est-il normal que le premier abruti venu muni d’une carte de presse puisse qualifier Chavez de dictateur dans un journal distribué gratuitement à des dizaines de milliers d’exemplaires ou sur un site Internet pseudo-alternatif ?
N’y aurait-il point de nom pour désigner un système où un pouvoir avant tout économique et commercial et non-élu supplanterait celui des représentants du peuple ?
Forts du leurre que constitue une certaine facilité sur Internet, nous avons de facto abandonné avec armes et bagages le champ de bataille des médias. Champ à partir duquel l’adversaire nous bombarde en toute… liberté.
Alors, si combat pour le pouvoir il doit y avoir, autant viser le véritable pouvoir. Car ce ne sera qu’à partir de ce moment-là , et de ce moment-là seulement, que nous pourrons dire que nous avons enfin tourné la page.
Viktor Dedaj
J’aurais pu faire plus court, c’est vrai
Source : Le Grand Soir, Viktor Dedaj, 04-07-2012