lundi 19 janvier 2015

L'Occident sénile. Une autre civilisation s’impose.

« Mission civilisatrice », disaient-ils, et nous avons eu les enfumages en Algérie, des massacres à Sétif, au Cameroun, à Madagascar et au Kenya. « Sortie de la barbarie par l’évangélisation », clamaient-ils, et nous avons eu l’esclavage et la traite négrière. « Supériorité civilisationnelle », écrivaient-ils, et nous avons eu deux guerres mondiales et les bombes atomiques sur Nagasaki et Hiroshima. « Fin de l’Histoire », affirmaient-ils, et nous avons eu l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie ...

Il nous faut comprendre ce qui relie ces différentes dimensions : lorsqu’ils nous parlent de civilisation, il faut d’abord saisir- si nous voulons l’évaluer- son acte de naissance.

Cette civilisation dominant aujourd’hui le monde est née par le mensonge, le pillage et la violence. 

Voilà son véritable acte de naissance. Les conditions qui ont permis l’accumulation des richesses permettant l’industrialisation, n’auraient pas vu le jour au nord de la planète s’il n’y avait pas eu la destruction des civilisations amérindiennes, aborigènes d'Australie et de Nouvelle Zélande, et d'autres. Elles n’auraient pas pu croître comme elles l’ont fait s’il n’y avait pas eu l’esclavage comme péché originel. Elles n’auraient pas pu perdurer s’il n’y avait pas eu la colonisation comme âge de maturité. Et aujourd’hui, nous avons l’impérialisme comme âge de sénilité. Pour couvrir cela, depuis 4 siècles maintenant, nous avons de manière systématique les mêmes procédés de falsification de l’histoire
Le premier procédé utilisé consiste à nier les interactions, c’est-à-dire le lien entre la naissance de leur civilisation ici et la destruction d’autres civilisations, la négation du lien entre le développement économique ici et l’imposition d’une misère et d’une paupérisation massives dans d’autres aires de la planète. 
Le second procédé consiste à occulter les emprunts que l’Europe a faits au reste du monde, masquer l’apport philosophique de nombreux espaces de la planète qui ont été pillés et réintégrés dans une logique dominante ici. De cette manière, se légitime une vision euro-centrique du monde et aujourd’hui une vision occidentalo-centrique posant les uns comme civilisés, ou plus civilisés, et les autres comme barbares, ou moins civilisés, construisant les uns comme dotés d’une dynamique historique et situant les autres en-dehors de l’histoire, inscrivant les uns comme dotés d’une rationalité scientifique et les autres caractérisés par une mentalité prélogique ou irrationnelle. La condition de possibilité d’une telle opération de falsification est la production d’un espace mental particulier. Rien n’aurait pu perdurer aussi longtemps s’il n’y avait pas eu la production d’un espace mental colonial, c’est-à-dire une déshumanisation à la fois des colonisés et des peuples des pays colonisateurs. Cet espace mental colonial reste encore largement dominant : il imprègne toute la quotidienneté ici et dans les pays dominés. Cet espace mental colonial, diffusé par de multiples canaux hier et aujourd’hui, continue à marquer les rapports dans le monde, les réflexes, les grilles de perception, les manières de percevoir l’autre. Cet espace mental colonial, n’est rien d’autre, comme le disait Aimé Césaire, qu’une « décivilisation ». Une fois qu’il a été intériorisé et intégré, inévitablement tous les regards sur les phénomènes mondiaux et sur les peuples sont déformés.

Cet espace mental colonial produit des verrous de la pensée qui empêchent de voir le réel. Ces verrous de la pensée doivent d’abord être déracinés de nos imaginaires si nous voulons comprendre le monde et le transformer. La libération de l’espace mental colonial est une condition nécessaire (mais insuffisante) de l’émancipation collective. Une fois pris en compte cet acte de naissance barbare de leur civilisation, nous pouvons regarder son fonctionnement. Le discours dominant aime à mettre en exergue la sphère économique de l’Occident, censée être la plus efficace que l’humanité ait connue. Or, jamais l’humanité, dans aucun endroit du monde, n’a connu un système social où l’économie devient une fin en soi, au lieu d’être un moyen.

L’humanité a connu de très nombreux systèmes économiques : il y a eu des évolutions dans l’ensemble des pays de la planète, dans lesquels on est passés d’un mode de production à un autre et tous les peuples se sont adaptés aux évolutions des contextes, mais jamais n’était apparue une civilisation qui mettait l’économie comme fin et non comme moyen au service d’autre fins, c’est-à-dire au service du bonheur de la communauté. Bien sûr, d’autres systèmes inégalitaires ont existé, mais jamais l’économie n’a pris une place aussi exclusive. La seconde dimension de cette économie « civilisée » est la marchandisation généralisée. Jamais l’humanité n’avait connu un système social dans lequel l’économie prétendait rendre marchandise l’ensemble des dimensions de l’être humain et de son environnement naturel : le sexe, les plantes, l’homme, la terre, l’air. Rien n’échappe potentiellement à la loi de la marchandisation dans un système où le profit est posé comme seul critère légitime.

Un autre aspect de cette économie « civilisée » est son fonctionnement irrationnel, dans la mesure où, dans la quotidienneté comme dans le durée, le fictif l’emporte sur le réel. Il suffit d’observer la place prise par la Bourse et le CAC 40 pour saisir la place prise par le fictif dans cette société. Eux, qui nous accusaient de venir de civilisations dans lesquelles il y avait du fétichisme, vivent dans des sociétés où l’argent est devenu fétiche, où la Bourse est devenue fétiche. La civilisation actuelle est la civilisation la plus fétichiste de toute l’histoire de l’humanité. Simplement, ces fétiches ne sont plus nos fétiches habituels qui nous reliaient aux générations passées. Ce ne sont plus les fétiches qui nous reliaient à la nature et aux générations futures.

Ce sont des fétiches qui sont uniquement centrés sur la production, sur le profit pour certains et la misère pour d’autres. Et puis, la dernière dimension de leur civilisation au niveau économique est qu’elle ne peut fonctionner sans crises. La normalité de cette économie est la crise, c’est l’absence de crise qui est exceptionnelle. S’ils mettent en avant leur supériorité économique, nous n’avons pas à être impressionnés : leur économie ne vaut rien. C'est une économie qui détruit et qui tue, qui déshumanise et qui marchandise, qui détruit les liens humains et isole, qui nie l’homme et le producteur pour ne promouvoir que le consommateur et le propriétaire.

Un acte de naissance barbare et un fonctionnement destructeur sont les deux piliers de leur civilisation. 

Nous pouvons maintenant nous interroger sur les conséquences dans le rapport aux autres parties de la planète d’un tel soubassement. La réponse découle logiquement, pour peu que l’on observe la situation mondiale sur la durée et de manière lucide, c’est-à-dire en ne se laissant pas piéger par la parcellisation des faits qu’opèrent les médias. Ils n’ont qu’un moyen pour imposer leur domination : la violence et la guerre. Les guerres impérialistes d’aujourd’hui ont les mêmes causes que celles qui ont enclenché la destruction des civilisations amérindiennes et de peuples entiers avec l’esclavage et la colonisation.
Élargir la marchandisation, baisser le coût des matières premières, avoir une main-d’œuvre meilleur marché, contrecarrer les concurrents, avoir des investissements plus rentables : ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. Tant que nous n’aurons pas touché au cœur de cette civilisation, cela se reproduira. Il en est de même des argumentaires de justifications. Bien sûr, il y a une actualisation des formes des arguments de justifications, mais, fondamentalement, ceux-ci restent les mêmes : on nous parle encore d’aller libérer les femmes de certains peuples qui seraient opprimées et pour cela il faudrait des guerres ; on nous parle encore de besoin d’intervenir pour les droits de l’homme ; on nous parle encore, comme il y a 400 ans, d’apporter un cadeau à ces sauvages en venant les violer, en venant détruire leur système-monde.

Et puis, la dernière dimension qui me semble essentielle d’avoir en tête, c’est lorsque l’on nous parle de civilisation, de nous interroger sur l’idéal du « moi ». Quel idéal ces sociétés donnent-elles à leurs membres ? Disons-le honnêtement : la civilisation dominante aujourd’hui est une civilisation qui donne comme idéal à nos enfants la négation de leur hominisation, la négation de leur caractère d’êtres humains, la négation de leur caractère de personnes en lien avec leurs semblables. Voici donc une civilisation qui est basée sur un rapport philosophique, qui est l’individualisme, c’est-à-dire la négation de tous les regroupements communautaires. Or, ce qui caractérise les sociétés qui ont été violées et agressées, c’est justement le fait que l’homme est en lien avec ses communautés d’appartenance. C’est le fait que le collectif, le « nous », donne un sens à l’individu et non le contraire.

Où est la civilisation et où est la barbarie ? Les autres caractéristiques de l’idéal du « moi » de ladite civilisation dominante vont dans la même direction aliénante. C’est une civilisation basée sur l’oubli du temps passé, c’est-à-dire des héritages et l’oubli du temps futur, des responsabilités vis-à-vis de nos enfants.
C’est une civilisation qui « chosifie » la femme et l’homme avec des émissions comme Star Academy dans lesquelles l’être humain devient une chose et cela est mis en scène et présenté comme étant une « émancipation ». C’est une civilisation qui est basée sur une guerre du tous contre tous et non pas - comme la plupart des sociétés paysannes d’où nous venons - sur la solidarité comme valeur centrale. C’est une civilisation qui oublie le lien de notre espèce avec la terre. Ce n’est pas par hasard ou par bêtise si les différentes cultures du monde, des rites berbères aux rites amérindiens, en passant par les rites du Cameroun et de Madagascar - ont célébré la terre. C’est parce qu’il y a conscience que notre passé et notre avenir ont un lien avec la terre, non pas comme simple objet matériel, mais comme l’ensemble des héritages de l’être humain. Et puis, c’est une civilisation qui a confondu volontairement deux notions, la nécessaire unité politique qu’il nous faut construire avec une unicité culturelle. La confusion entre unité politique et unicité culturelle est le vecteur de justification de toutes les opérations d’assimilation et d’homogénéisation mondiale, c’est à dire de la négation de toute la richesse de l’humanité. 

Alors que dire pour conclure ? 

Disons avec Marx, que cette société n’est pas « l’histoire de l’humanité », que cette civilisation n’est que sa « préhistoire ». Disons avec Césaire, que cette civilisation est chaque jour plus « décivilisée ». En réalité, nous sommes dans une phase de décadence, non pas au sens moral mais au sens Khaldounien du terme, c’est-à-dire lorsque disparaît dans une civilisation le donneur de liaisons entre les parties. A son époque, c’était l’asabiyya [1]. Aujourd’hui, il faut nous interroger sur ce donneur de liens que nous voulons recréer pour demain. Nous dirons avec Frantz Fanon, « Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il nous faut autre chose. » Avec lui, nous ajouterons que ce sont les « damnés de la terre » d’ici et de là-bas qui ont cette chose à accomplir, car ils sont les seuls à avoir tout à perdre au non-changement et tout à gagner au changement. Que certains « damnés de la terre » soient aveugles, c’est inévitable : par le complexe de supériorité pour les uns, et d’infériorité du colonisé pour d’autres. Ne les attendons pas ! Ils nous remercieront plus tard d’avoir été sévères avec eux. Nous n’assistons pas à la fin d’un monde, mais à la fin de « leur monde ». Oui, une autre civilisation est nécessaire ! Oui, une autre civilisation est possible ! C’est une histoire de lutte : organisons-nous pour une nouvelle civilisation plus égale !

Saïd Bouamama

Front uni des immigrations et des quartiers populaires.
Septembre 2012
 
Saïd Bouamama, né en 1958 à Roubaix, est un sociologue, Docteur en socioéconomie, il est membre de l'IFAR, une association loi 1901 où il est chargé de recherche et formateur de travailleurs sociaux.
[1] L'asabiyya (arabe : عصبية) représente la « cohésion sociale » en arabe. Ce concept est utilisé par le philosophe tunisien du Moyen Âge, Ibn Khaldoun, qui a décrit la culture et les territoires arabes. Ce terme désigne la solidarité sociale en mettant l’accent sur l’unité, la conscience groupale, et la cohésion sociale. C’est, à l’origine, un terme employé dans un contexte tribal ou de clans, mais selon certaines acceptions il peut désigner également le nationalisme moderne, d’une façon analogue au communautarisme. Concept familier dans l’époque préislamique, il fut popularisé par les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, qui le décrivent comme étant le lien fondamental de la société humaine, et la force principale de mise en mouvement de l’histoire. Wikipédia

VOIR AUSSI :
Une civilisation se termine et nous devons en bâtir une autre : Dernier Appel