vendredi 5 décembre 2014

Fallait-il tuer Kadhafi ?

L’élimination de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, a signifié la fin de son régime despotique, mais pas celle du chaos en Libye. Les dégâts collatéraux des raids aériens occidentaux affectent aujourd’hui tous les riverains du Sahara. Afin d’éviter un tel désastre, l’Union africaine avait proposé une solution politique, en passe d’aboutir au moment de l’intervention étrangère ; ce dont témoigne un acteur de premier plan.

En 2011, en l’espace de seize jours, deux incursions militaires étrangères lourdes ont eu lieu dans l’espace souverain de l’Afrique, sans que l’Union africaine (1), considérée comme quantité négligeable, ait été consultée. Entre le 4 et le 7 avril, les troupes françaises intervenaient en Côte d’Ivoire. Quelques jours plus tôt, à partir du 19 mars, les forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), principalement françaises et britanniques, avaient commencé à bombarder la Libye. Pour l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, ces événements ont illustré « l’impuissance de l’Union africaine à faire valoir les droits des peuples africains face à la communauté internationale (2) ». Pourtant, fait ignoré par les médias, dans ces deux conflits, l’organisation dont j’ai présidé la Commission de 2008 à 2013 avait formulé des solutions pacifiques concrètes, que les Occidentaux et leurs alliés ont écartées d’autorité.
Dès les premiers jours de l’année 2011, tout avait basculé en Afrique du Nord. Le 14 janvier, le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali prenait la fuite. Médusée, l’Europe n’intervint pas. Le 10 février, en Egypte, M. Hosni Moubarak démissionnait. Le 12 février, la contestation gagnait la Libye voisine. Pour les Occidentaux, ce dernier soulèvement fut une aubaine : il leur permit de jouer à bon compte les héros humanitaires et de faire oublier leur soutien aux autres régimes dictatoriaux. Avec le vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), le 17 mars, ils pensaient avoir obtenu un feu vert pour entamer une danse macabre autour du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.

« Afghanistan de proximité »

Parmi les protagonistes de ce conflit figuraient en premier lieu le Conseil national de transition (CNT) et ses révolutionnaires hétéroclites, qui avaient pour seul objectif commun de se débarrasser du tyran. Pour y parvenir, un soutien extérieur leur était indispensable (3).
En second lieu intervenaient la coalition occidentale et son bras armé, l’OTAN, qui firent irruption, tels des justiciers, dans cette nouvelle bataille des sables. Elles entendaient réagir avec férocité aux agissements de Kadhafi et, comme avec Saddam Hussein, l’éliminer définitivement. Mais, pour se débarrasser d’un seul homme et arrêter un massacre de civils, fallait-il engager une guerre punitive de cette ampleur et commettre un autre massacre de civils tout aussi innocents ? On jouait avec le feu, et on pouvait déjà prévoir le chaos qui, comme en Somalie, en Irak, en Afghanistan et ailleurs, en résulterait.
Le camp occidental comptait naturellement sur le grand frère américain, la « nation indispensable », selon l’expression de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright. Il se trouve cependant que, à ce moment-là, M. Barack Obama dévoilait sa nouvelle doctrine de pivotement vers l’Asie-Pacifique (4). L’Amérique, engluée dans ses problèmes intérieurs nés de la crise économique et financière, éprouvait le besoin de se replier quelque peu sur elle-même. Elle avait de ce fait décidé d’exercer désormais son leadership mondial « depuis l’arrière » (leading from behind ). Abandonnant les traditions de sa diplomatie, la France, elle, prit la tête de la coalition internationale antikadhafiste. Elle dirigea les hostilités « de l’avant », et par procuration internationale.
Mais qui allait gouverner la Libye post-Kadhafi ? Qui saurait apaiser les tensions interrégionales, intertribales et interreligieuses qui naîtraient inéluctablement de la terrible confrontation à venir ? Comment éviter le chaos à l’intérieur et la déstabilisation à l’extérieur, notamment au Sahel ? Telles étaient les questions essentielles que nous nous posions au sein de l’Union africaine.
La résolution 1973 se contentait d’exiger un cessez-le-feu et d’interdire tous les vols dans l’espace aérien libyen pour protéger les civils ; elle excluait le déploiement d’une armée d’occupation. Sans utiliser leur droit de veto, la Russie et la Chine, faute de réponses sur les moyens envisagés pour mettre en œuvre cette résolution, avaient prudemment opté pour l’abstention (comme l’Allemagne, le Brésil et l’Inde). L’intervention militaire, avec le recours aux forces spéciales sur le terrain, l’aide aux rebelles ou les attaques aériennes contre les troupes et les centres de commandement, constitua donc pour ces deux puissances un camouflet et un détournement de procédure. Jamais il n’avait été question de se débarrasser de Kadhafi ou d’imposer un changement de régime.
Les agissements occidentaux, jugés illégaux et immoraux par beaucoup, suscitèrent de très nombreuses réactions internationales, comme celle, particulièrement acerbe, de M. Mbeki : « Nous pensions avoir définitivement mis un terme à cinq cents ans d’esclavage, d’impérialisme, de colonialisme et de néocolonialisme. (...) Or les puissances occidentales se sont arrogé de manière unilatérale et éhontée le droit de décider de l’avenir de la Libye (5). » Ce coup de sang illustrait un sentiment d’humiliation largement partagé.
Pour nous, de toute évidence, le spectre de la guerre civile, de la partition, de la « somalisation », du terrorisme et du narcotrafic planait sur la Libye. Pourquoi étions-nous alors les seuls à le voir ? Allait-on se battre là-bas pour la défense de la démocratie, pour le contrôle du pétrole, en fonction de sordides considérations électoralistes (M. Nicolas Sarkozy était déjà en précampagne pour l’élection présidentielle de l’année suivante), ou encore pour tout cela à la fois ? N’y avait-il pas, à ce stade, d’autres voies possibles que les bombardements massifs ?
L’Union africaine en était persuadée. C’est pourquoi elle opta pour une réponse plus politique que militaire et concentra ses efforts sur l’élaboration d’une feuille de route, adoptée le 10 mars. Ce document comportait essentiellement trois points : une « cessation immédiate des hostilités » ; un dialogue en vue d’une « transition consensuelle » — c’est-à-dire excluant le maintien au pouvoir de Kadhafi — ; et l’objectif ultime : l’instauration d’un « système démocratique ». L’Occident voulait supprimer un homme ; l’Union africaine entendait changer un système.
Comme pour la court-circuiter, les bombardements de l’OTAN débutèrent le 20 mars, le jour même où nous nous apprêtions à nous rendre à Tripoli, puis à Benghazi, pour tenter de mettre en œuvre cette feuille de route.
Le 19 mars, le comité des chefs d’Etat (6) mandaté par l’Union pour persuader les deux parties du conflit libyen d’accepter les termes d’une solution politique se réunissait à Nouakchott, en Mauritanie, après une première rencontre à Addis-Abeba, en Ethiopie, au siège de l’organisation. Au beau milieu des délibérations, M. Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, voulut de toute urgence s’entretenir au téléphone avec moi. Il participait ce samedi-là, à Paris, à un autre sommet international réunissant les dirigeants arabes, européens et nord-américains pour « décider et agir collectivement sur l’application de la résolution 1973 ». Les gouvernements présents à Paris, m’annonça-t-il, l’avaient expressément chargé de me demander de dissuader nos représentants de se rendre à Tripoli et à Benghazi. Il invoqua une raison claire : « Les opérations militaires de l’OTAN vont commencer aujourd’hui. » Un scénario semblable, visant à marginaliser l’ONU et les médiations de l’Union africaine, a eu lieu en Côte d’Ivoire (7), démontrant que, pour certaines puissances, aucune autorité internationale n’est supérieure à la leur.
Pour nous, ce ne fut que partie remise. Le 10 avril, les représentants de l’Union africaine se posaient à Tripoli pour rencontrer Kadhafi. Le lendemain, à Benghazi, nos voitures furent encerclées dès l’aéroport, et nous fumes conspués jusqu’à notre arrivée à l’hôtel où devaient se tenir les pourparlers. « Bernard-Henri Lévy est sans doute à la manœuvre, peut-être ici, dans cet hôtel », pensai-je. M. Moustapha Abdeljalil, président du CNT, et son équipe engagèrent les discussions sous la pression ininterrompue d’une foule de manifestants agressifs, qui hurlèrent jusqu’à notre départ. Résultat : Kadhafi accepta notre proposition, mais la réponse du CNT fut négative. Les pyromanes venaient de l’emporter sur les pompiers, et l’affrontement sur la négociation.
Avec le recul, on relèvera que l’Union africaine fut la seule organisation internationale à proposer une issue politique. Sans doute parce que l’Afrique avait vécu des expériences analogues et en conservait les stigmates indélébiles. Que l’on se rappelle le drame que connaît depuis plus de vingt ans la Somalie, abandonnée de tous, à la suite de la désastreuse opération militaire américaine « Restore Hope », en 1993. Que l’on considère aussi le chaos irakien et la désintégration actuelle de cet Etat (8).
En Libye, comme nous l’avions prévu, le rêve européen a également tourné au désastre. Les appareils d’Etat ont implosé au profit des seigneurs de la guerre, des clans mafieux et des terroristes islamo-affairistes ; le pillage des stocks d’armes a transformé ce pays en un gigantesque arsenal à ciel ouvert ; les filières d’immigration clandestine se sont multipliées (9). Au point que la Libye est devenue, pour reprendre l’expression d’un ancien patron des renseignements français, « l’Afghanistan de proximité des Européens ».
Nous en avions averti le monde entier : cette bombe à retardement finirait par exploser entre les mains de ses artificiers, qui ne savaient pas l’histoire qu’ils écrivaient. La proposition africaine dont personne ne voulait entendre parler visait à persuader Kadhafi de suivre soit la voie de l’exil extérieur empruntée par M. Ben Ali, soit celle de l’exil intérieur, comme M. Moubarak. Il devait renoncer de lui-même à ce qu’il lui restait de pouvoir afin d’épargner à son peuple les malheurs et les humiliations d’une intervention étrangère, ainsi que les affres d’une guerre civile dont l’issue lui serait fatale.

Derrière le prétexte humanitaire

Nous nous sommes mis à la recherche de possibles lieux d’accueil. Pour l’exil intérieur, nous avions proposé Sebha, capitale de la région du Fezzan, proche des pays amis d’Afrique noire — notamment le Tchad. Pour l’exil extérieur, la Turquie avait décliné notre offre. Le Venezuela s’était proposé, mais c’était trop délicat. L’Egypte avait été contactée, mais les partisans de Kadhafi avaient rejeté cette proposition...
La diplomatie reste l’arme principale de notre Union. Notre logique est celle de la « paix préventive », et non, comme cela est devenu trop souvent le cas en Occident, celle de la « guerre préventive », dépourvue de toute légitimité. Pourquoi ne nous a-t-on pas laissé une chance de mettre en œuvre notre plan, que Kadhafi avait fini par accepter ? Curieusement, aujourd’hui, on n’entend plus beaucoup « BHL », le philosophe hyperactiviste et va-t-en-guerre français, sur la situation en Libye. Il s’est tourné vers d’autres fronts : Syrie, Ukraine (lire « Médias français en campagne ukrainienne »)...
Parmi les autres acteurs stratégiques figuraient les Etats arabes et leur organisation régionale. Contrairement à l’Union africaine, la Ligue arabe s’était pratiquement alignée sur la position occidentale, le Qatar se montrant le plus belliciste. Quant à Kadhafi lui-même, il ne pouvait comprendre que, dans un monde devenu village planétaire, tous les peuples aspirent à la liberté, à la dignité et à la justice. Sa réaction au soulèvement populaire venait d’un autre temps : la répression, rien que la répression.
Ce curieux personnage semblait pourtant au faîte de sa gloire. Il était redevenu fréquentable et entretenait les meilleures relations avec les puissants de ce monde : que l’on pense à son séjour à Paris fin 2007, et à sa célèbre tente bédouine plantée à quelques pas des Champs-Elysées, ou encore au voyage de M. Sarkozy à Tripoli en juillet de la même année ; aux bonnes notes du Fonds monétaire international, ou encore aux excellents rapports du dirigeant libyen avec l’Italie de M. Silvio Berlusconi. Kadhafi collaborait même avec les services de renseignement américains, britanniques et français. Et puis tous les rêves grandioses du « Guide » s’effondrèrent comme un château de cartes, emportés par le « tsunami arabe ». On se lève avec le monde à ses pieds, on se couche avec une pluie de bombes au-dessus de la tête.
Le 20 octobre, l’aviation française interceptait le convoi du chef libyen. S’échappant à pied, Kadhafi était repéré, atrocement battu par un groupe d’insurgés et finalement tué. On découvrit que la « guerre humanitaire », drapée dans les bons et nobles sentiments du nouveau principe de la « responsabilité de protéger » — adopté par les Nations unies en 2005 —, n’était en réalité qu’une mystification. Elle dissimulait une politique de puissance classique visant à renverser un régime et à assassiner un chef d’Etat étranger. Avec, cette fois, le feu vert de l’ONU.
Jean Ping
Ancien ministre des affaires étrangères gabonais et ancien président de la Commission de l’Union africaine. Auteur d’Eclipse sur l’Afrique. Fallait-il tuer Kadhafi ?, Michalon, Paris, 2014.